Ce fantasme de frère

Lui
Elle lui a dit ça comme ça, entre la poire et le fromage. Parce qu’en ce moment, on entend parler du droit à l’IVG matin, midi et soir. Sa mère a trouvé que c’était le bon moment, que ça faisait sens, comme ça, un dimanche soir, de lui dire que si elle n’avait pas avorté il y a 15 ans, il aurait un petit frère ou une petite sœur. “Je ne m’en sentais pas capable, tu comprends, un deuxième enfant, toute seule, avec toi qui étais encore si petit. Non je ne pouvais pas. Je n’ai pas hésité.”
Elle se lève faire la vaisselle et elle laisse son fils seul à table avec cette révélation. Le sujet est clos, il n’y a rien à dire de plus. Pour elle, c’est du passé. Point. Pour lui? Pour lui, c’est un petit frère à peine rencontré et déjà reperdu. Pour lui, c’est une perte immense, même si c’est perdre quelque chose qui n’a jamais existé. Enfin, ça a tellement existé dans son imaginaire que s’est était presque devenu réel. Son frère imaginaire était bien réel. C’est comme si elle venait de le tuer, ce fantasme de frère.
Il a envie de mordre, il a envie de crier, d’hurler, de lui cracher au visage. “Pourquoi tu es tellement égoïste ? Pourquoi tu es tellement inconséquente ? Et puis comment t’as fait pour tomber enceinte sans mari et avec un petit ? Hein on peut le savoir ?” Les mots restent bloqués dans sa gorge. Il ne peut pas lui dire ça. Il ne lui dira pas comment c’était triste d’être seul pendant son enfance, pendant son adolescence. Comment elle le gênait quand il était petit avec ces excentricités, avec son maquillage outrancier, avec sa démarche chaloupée. Comment il aurait aimé, plus que tout au monde avoir un frère, qu’il aurait protégé.

Elle, 15 ans plus tôt
“Vous êtes enceinte Madame, félicitations !”
Elle sort du laboratoire, écrasée par une colère noire. “Félicitations ! Non mais de quoi je me mêle !” Elle n’a pas du tout envie d’être félicitée. Elle se sent mal, elle se sent terriblement mal. Elle avait tellement désirée tomber enceinte pour son fils. Mais là, non. Elle ne veut pas, elle n’en veut pas, elle refuse. Elle veut qu’on l’enlève, vite, tout de suite, cette chose qui pousse en elle. Elle est au bord de la nausée. Pour ne pas s’effondrer, elle se répète qu’elle a le choix, et que c’est tout vu.

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3 réponses à Ce fantasme de frère

  1. Sylvie W dit :

    « un frère a peine rencontré et déjà reperdu » – « elle venait de le tuer, ce fantasme de frère »: c’est très fort. Un beau texte sur ce que l’on peut tuer sans y penser…

  2. Emmanuelle P dit :

    Merci pour ce texte Virginie ! Il décrit très bien l’effet de l’annonce sur l’enfant, quel que soit son âge. Je pense qu’il peut « parler » à ceux et celles qui ont été confrontés à ce genre d’annonce, qu’ils aient été enfant unique, ou pas. Qu’aurait été la vie avec un frère ou une soeur en plus ?

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