Errance jubilatoire

Ca y est. Sabine a lâché l’affaire. Enfin le boulot. Finis la chef toxique, les collègues insipides, les clients insupportables, les réunions en visio où plus personnes n’écoutent, la cantine dégueulasse, les pauses café ragots. Finito, stop, basta, terminé ! Un mois qu’elle est en roue libre, qu’elle profite d’une liberté totale, sans les gosses qui sont chez leur père depuis une semaine. Pas de réveil, pas de contraintes, pas de repas à préparer. Elle se nourrit le soir au resto avec ses amies. Enfin celles qui ne sont pas trop crevées, ou qui n’ont pas de déplacements le lendemain, ou qui ne sont pas fauchées.
Fauchée, elle ne l’est même pas. Elle a négocié une rupture conventionnelle. Le chômage et un petit pactole pour voir venir. Franchement, Sabine se demande pourquoi elle n’a pas pris sa décision plus tôt. Sauf que ce matin, enfin vers midi, quand elle a ouvert sa boîte mail, vieux réflexe dont elle ne s’est pas encore défait, elle est de nouveau tombée sur un mail de l’apec. Ça devient répétitif, à la limite du harcèlement. C’est dingue ça, on se croit libre, et bam, ça sent déjà le sapin. Adrien, le mec de l’apec, lui rappelle qu’elle doit prendre RDV rapidement pour qu’ils étudient ensemble les options possibles pour l’accompagner vers un retour à l’emploi. “Non mais Adrien, tu n’y es pas du tout là ! J’ai pas besoin qu’on m’accompagne. Je me débrouille très bien toute seule. Quant à ton retour à l’emploi, tu sais où tu peux te le mettre !”.
Sabine laisse passer un nouveau mois d’errance jubilatoire. Elle va au ciné, enchaîne les romans, la pile qui attendait au pied de son lit a enfin diminué, rattrape les séries qu’elle n’avait pas eu le temps de voir, se balade dans le bois, lève les yeux vers le ciel, regarde ce qui l’entoure, la nature, les gens. Elle rêve, elle divague, elle pense, elle ne fait rien aussi, parfois. Les enfants rythment sa vie tout de même et la ramènent doucement à la réalité qu’elle s’efforce de fuir. Au début, ils adoraient le concept du dîner picnic, par terre devant la télé, mais ils se sont déjà lassés et demandent des vrais repas chauds, à table, entrée / plat / dessert. Ce qu’ils sont conventionnels, la faute de leur père, tellement petit bourgeois !
Tous les jours, elle a son petit mail d’Adrien, le mec de l’apec. Sabine se dit que ça lui manquerait s’il arrêtait. A bien y réfléchir, ça lui manque les week-end. Sauf que ce matin, le mail se fait menaçant. Sans prise de RDV cette semaine, son allocation chômage sera suspendue. C’est écrit en gras, en gros, en rouge. Non mais sérieusement, 25 ans qu’elle bosse, pas un jour d’arrêt maladie, et elle n’a même pas le droit de se la couler douce pendant deux mois. On a changé les règles juste pour elle, c’est ça. Elle prend RDV avec Adrien qui va le regretter !

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2 réponses à Errance jubilatoire

  1. Emmanuelle P dit :

    C’est incroyable de percevoir la jubilation de Sabine ! J’espère avoir des nouvelles de ce personnage attachant.

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