Ma vie est incolore surtout à l’aube

Ma vie est incolore surtout à l’aube. Cependant mes pensées flottent. Vint-deux ans que mes yeux écrivent à l’encre noire, toute noire. Au lever du jour, toujours le même rituel : Mélinda, la femme de chambre, toque discrètement à la porte, ou plutôt elle gratte au-dessus de la poignée avec ses petits ongles rongés. Je le sais car lorsque mes doigts effleurent l’entrée, je sens des aspérités qui ont creusé le bois discrètement. Mélinda m’embrasse sur le front, avec la même tendresse à toutes les saisons. Je sais instantanément dans quelle humeur elle est. Lorsque ses lèvres sont chaudes et charnues, je devine qu’elle a passé une nuit en charmante compagnie près de la cheminée. Lorsqu’elles sont gluantes, je souris en coin de savoir qu’elle a englouti quelques cuillerées du porridge de grand-maman avant de lui servir le petit-déjeuner (si elle l’apprenait, elle entrerait dans une colère foudroyante et serait capable de renvoyer Mélinda dans sa campagne). Lorsque ses lèvres scient mon front tant elles sont sèches et gercées, je comprends que le coeur de Mélinda est lourd d’un gros chagrin d’amour. Et dans ces moments-là, j’aimerais lui dire qu’elle ne doit pas se rendre triste à cause d’un homme. J’aimerais lui confier qu’au fond je sais bien qu’ils sont tous violents, qu’ils ne lui veulent que du mal ces scélérats, qu’ils ne s’intéressent à elle que pour passer du bon temps pendant quelques heures. J’aimerais la serrer dans mes bras en lui murmurant qu’elle est la plus belle créature sur cette Terre et que nous pourrions vivre tous les deux dans cette grande chambre pour toute la vie… Mais je me tais et je ne montre pas mes émotions, car je sais que Mélinda a pitié de moi. S’occuper d’un garçon aveugle, depuis plus de vingt ans. Elle m’a vu pleurer, elle m’a vu tomber souvent, faire dans mon lit parfois, elle me considère comme une bête drôle et gênante. J’aurais trop honte. Ai-je honte d’être qui je suis ? Venir d’une famille bourgeoise ne vaut rien, comme ce roi anglais devenu fou. Ses sujets se moquent de lui même s’il siège sur le trône. Pour moi, c’est le malheur qui a frappé. L’eau bouillante a décoloré ma vie à l’âge de trois ans. Que serais-je aujourd’hui si la casserole n’était pas tombée ? A l’aube, ma vie est incolores mais mes pensées sont semblables à un orchestre symphonique. La musique est mon repère. Ma mère est une contrebasse : imposante et radicale, jamais une fausse note dans ses injonctions, et surtout elle ne répète jamais deux fois le même refrain. Mon père est un trombone : essoufflé et bonhomme. En une phrase, il peut anéantir toute une réception. Et Mélinda ? Elle est ma harpe, et je vous laisse imaginer pourquoi.

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