La caresse d’une pluie chaude rénove ma bonne humeur. Je sors d’un grand gymnase, un dossard et 4 épingles dans la main droite, un sac floqué « Le Marathon des Escargots » en bandoulière sur l’épaule gauche.
– C’est agréable, cette course à la lenteur ? avait moqué Jean-Pierre, mon collègue spécialiste du 100m.
– Détrompe-toi ! On a associé la course et les escargots parce qu’elle se déroule en Bourgogne. Les organisateurs d’épreuves sur route ont de l’imagination, eux ! C’est pas comme tes compétitions. Le 100m plat, le 200m plat, le 400m… Plat.C’est pas folichon, non ? Nous, les runners, on peut participer à la Diagonale des fous, on pouvait s’inscrire au trail des Gendarmes contre les voleurs de temps…
– OK ! Tu marques un point. Tu as prévu quel chrono ? Tu le sais sans doute, mais une valse de guetteurs vont jauger ton endurance. Et ton look aussi. Tu sais qu’au km 30, ou avant, ou après, tu seras moins fraîche. Y en a qui bavent… C’est dégueu. Nous, sur 100m, on n’a pas le temps de se souiller, et à peine de transpirer. Au fait, le petit coin, tu feras comment ?
– J’ai pris mes renseignements ! Le chemin d’accès aux sanitaires commence derrière l’arbre blanc. Au km 10. Ou 12… Je l’ai noté sur ma to do list.
– Bien. Tu sais que la pluie est attendue le jour de ton marathon ?
– Qu’est-ce que tu es rabat-joie ! Tu me dis ça pour justifier que tu ne te déplaceras pas ? Sympa, l’esprit corporate ! La boîte monte une équipe, et Môssieur ne veut pas s’embarrasser d’un parapluie !
– Je m’en ferai offrir un par la RH, aux couleurs de l’entreprise.
– Quel radin !
*-*
Le jour J, Clémentine est une parmi des milliers de coureurs, fébrilement attentifs aux ordres du starter. 9 autres collègues se sont inscrits. Elle est la seule femme. Si elle ne va pas au bout, cela fera la une du chat interne. En lettres rouges elle se fera chambrée.
Des centaines de voix décomptent « 10, 9, 8… ». Un coup de pistolet, et c’est le départ. 42 km 195 à se demander ce qu’elle fout là, dans le froid, et sous la menace d’un ciel très noir.
Les 9 hommes en fluo (« Pour nous voir, il n’y a pas mieux ! » avaient-ils dit) sont partis en trombe. Les 9 silhouettes luminescentes se sont commuées en points, puis ont disparu. Elle entend ahaner, inspirer, souffler… Des « Allez ! », « Vas-y Coco !’, « Bravo Papa ! » animent le public. Elle n’entend que le bruit de ses pieds, de plus en plus lourds lorsqu’ils heurtent le sol.
Un fanion rouge au-dessus d’elle. Dernier kilomètre. 10 voix encouragent : « Clémentine ! Clémentine ! ». Elle tourne la tête. 9 mecs en fluo. Et Jean-Pierre.
*-*
Jean-Pierre est venu, finalement. Sans parapluie, mais avec un K-Way. Aux couleurs de l’entreprise. Un collectionneur de goodies, semble-t-il. Ou un privilégié à qui on donne tous les produits dérivés. Moi, ça fait 15 ans que je suis dans la boîte, et mon seul critère d’appartenance, c’est mon badge, et le collier qui va avec.
Une fois la ligne d’arrivée franchie, je vois dans les yeux de mes collègues une vague alarme.
– Ça va ? Tu es toute cramoisie. On n’a pas l’habitude. On te connaît discrètement maquillée au bureau, et là… on est un peu choqués.
– Putain les gars, c’est mon premier marathon ! Laissez-moi rougir… Vous êtes frais comme des gardons, moi non. Faut réfléchir, des fois ! On n’a pas le même niveau.
– T’es sûre ? demande Jean-Pierre. Tu veux pas qu’on t’emmène au poste de secours ? T’es vraiment colorée quand même ! Ajoute le maillot fluo à ta tronche, on ne peut pas te rater dans la grisaille.
Je commence à ressentir une humeur massacrante. Ça avait bien commencé : ils m’ont encouragée. Et ça tourne mal : on me reproche d’avoir la couleur d’une pivoine, d’être marquée par l’effort. Mais merde ! Je me suis tapé un ma-ra-thon ! Mon premier ! Et j’ai fini. Certes, cela m’a pris 5 heures. Les gars ont eu le temps de se restaurer pendant que j’avais envie de rendre mes tripes.
Au final, on est classés dans le Challenge Entreprises. Alors, lâchez-moi le string !
Jean-Pierre perçoit mon agacement.
– Au fait, même si tu fais partie des derniers, on peut aller voir s’il reste des boissons au stand. Tiens, j’ai récupéré tes affaires.
– Merci, c’est gentil… A quelle heure ce foutu train du retour ? Excuse-moi, je ne suis pas d’humeur à blaguer.
– Je vois. Les gars ont leur billet pour 15h. Ils n’ont rien réservé pour toi.
– Quoi ? Ils sont prêts à me laisser pourrir ici ? Les charognards !!! Tu as autre chose à me dire ? Vas-y ! Continue !
– Si tu veux, je loue une bagnole et je t’emmène avec moi. Sinon, on prend le même train. Je n’ai encore rien réservé. On n’est pas pressés.