Ce matin-là, elle est allée s’assoir dans la cuisine, elle tient un miroir dans la main et se regarde. Elle se sourit, ses cheveux auréolés d’un nuage mauve lui conviennent. Elle se trouve belle, enfin pas jolie comme quand elle était jeune mais quand même… les rides lui vont bien, elle les a vues apparaître au fil des années sans trop s’en soucier. C’est comme ça, la vie a passé sans qu’elle s’en inquiète. Curieux comme ce matin elle se sent détachée du quotidien.
Elle pose le miroir sur la chaise où s’entassent les magazines télé. Elle s’est abonnée depuis des années mais ne les lit pas vraiment, elle regarde les programmes, entoure ce qu’elle a envie de voir et voilà tout. Elle préfère la lecture de romans, ses vieux livres de poche, elle les a mis dans la boîte à l’entrée du marché car maintenant elle a du mal à déchiffrer les mots, c’est écrit trop petit. Alors elle va à la bibliothèque et emprunte des livres à gros caractères.
Ce matin, son livre est ouvert sur la table à côté de la liste de courses qu’elle a commencé à rédiger. Elle est là, assise et se demande si elle ne devrait pas y aller, justement, au marché.
Elle se lève enfin, prend la note qu’elle fourre dans une pochette qu’elle accroche à son cou comme le lui a conseillé son fils « Maman, pour éviter qu’on te vole ton sac comme l’année dernière ».
Elle enfile sa veste rouge, elle ouvre la porte et se retrouve sur le palier face à la voisine qui vient elle aussi de sortir de chez elle. Pourtant elle pensait qu’elle était morte Hortense ! Elle s’arrête un instant pour la saluer « bonjour Hortense, tout va bien ? »
La femme, immobile, la regarde sans sourire, elle dit : « comme si vous ne saviez pas qu’elle est morte Hortense ! vous êtes encore dans la lune ce matin. Cela fait trois mois que j’ai repris l’appartement et c’est la troisième fois que vous me prenez pour elle. Je m’appelle Suzanne (elle épelle) S U Z A N N E.
Marianne balaye de la main ces mots et dit simplement « excusez-moi, ce matin j’ai la tête ailleurs ».
Elle descend les quinze marches qui la mène au hall d’entrée, va jusqu’aux boîtes aux lettres et ouvre la sienne. Elle en sort une enveloppe grise et rose assortie d’un joli timbre. C’est toujours ces enveloppes qu’utilise Julia pour lui écrire. Elle décide alors de remonter pour lire immédiatement le courrier de sa petite fille. Suzanne est descendue elle aussi. « Je viens de recevoir une lettre » elle agite l’enveloppe sous le nez de sa voisine en riant et remonte chez elle.
Elle s’installe dans le salon, dans le vieux fauteuil vieux rose qu’elle adore, elle a gardé sa veste. Elle s’empare du coupe-papier posé sur le guéridon près d’elle.
Avec la délicatesse qui sied à cette opération, elle ouvre l’enveloppe, sort le feuillet gris-rosé et se met à lire :
Ma grand-maman adorée,
Une fois encore je suis en Italie. Tu sais à quel point j’aime ce pays, je voudrais que tu devines dans quelle ville je suis. Je vais te donner quelques indices et tu devras trouver toute seule.
Alors si je te dis « pigeons » ça pourrait être n’importe où, si j’ajoute « églises » ça ne t’aide pas je suppose, si j’écris « lagune » là tu dois chauffer et pour finir San Marco maintenant tu sais !
Oui tu vois, j’y suis et j’aimerais tant que tu y sois une fois encore avec moi. Depuis l’année dernière tu as dû faire des progrès en Italien si tu as persévéré. Tu m’avais promis qu’on irait ensemble et m’y voilà avec Roméo qui me dit que la pluie est comme un remède à l’amour ! tu y comprends quelque chose toi ? oh ma douce grand-maman, comme tu me manques !
J’ai dû refuser une invitation pour partir à Rome prochainement car je veux venir te voir. Je termine les dernières représentations et j’arrive.
Il m’en a fallu du temps pour accepter que plus jamais tu ne pourras me cuisiner ce plat miraculeux, aussi j’ai décidé d’apprendre à le faire avec ton aide. Fais la liste de ce qu’il faut acheter et je m’occuperai de tout à mon retour.
Je t’embrasse très tendrement ma câline.
Ta Julia
Marianne ne pleure plus en lisant les lettres de Julia. Quand elle lui en avait parlé, sa petite fille avait rouspété en disant qu’elle n’écrirait plus si ça lui faisait de la peine, alors elle avait promis. Elle se retenait et quand elle sentait les larmes arriver elle inspirait et soufflait un grand coup.
Elle remet la lettre dans l’enveloppe, se lève et va chercher le bloc sur lequel elle note, entre autres, les listes de courses mais elle y inscrit aussi quelques bribes de phrases qui lui reviennent en mémoire.
Il y a des trucs écrits sur son bloc, elle lit : « Hortense est morte » et puis « il va falloir choisir entre le salé et le sucré » Elle se demande pour quelle raison elle a noté cela. Et puis d’une écriture qui n’est pas la sienne « un quart de litre de lait et un paquet de Pims à l’orange ». C’est un début de liste, mais pour qui avait-on prévu d’acheter ces choses ? ça lui reviendra sûrement, à un moment ou à un autre.
Elle retire sa veste, prend le bloc et va s’installer à la table de la cuisine. Elle détache une feuille vierge et écrit « Julia veut faire ma recette », elle va la mettre sur la porte du frigo, sous un magnet japonais rapporté il y a plusieurs années par son fils. Son frigo est entièrement recouvert de petits mots qu’elle met en évidence pour pouvoir s’en rappeler.
Elle avait prévu de faire quelque chose, elle en est certaine, mais là, tout de suite, elle n’arrive plus à s’en souvenir. Alors elle va prendre son livre et se réinstalle dans son fauteuil. Elle n’a pas mis de marque page, elle ouvre au hasard, lit quelques lignes, tourne rapidement les pages, revient en arrière, repart plus loin, elle ne sait plus où elle en était, alors elle reprend du début.
Elle est plongée dans sa lecture quand la sonnette résonne dans l’appartement, elle va aller ouvrir sans regarder par l’œilleton malgré les recommandations de son fils qui lui a dit de le faire à chaque fois. Elle ouvre et se trouve face à un jeune homme tenant un énorme bouquet de fleurs. Après s’être assuré de son identité, il lui tend le bouquet de pivoines. Elle demande à l’homme qui peut bien lui offrir ça, lui ne sait pas mais il fait remarquer qu’il y a une petite carte agrafée au papier cristal.
Elle remercie, referme la porte et va chercher le vase dans lequel fanent des roses. Plus d’eau au fond, ceci expliquant cela. Elle retire les fleurs séchées, les pose sur la table, (elle ne sait plus qui les lui a offertes) et met le bouquet de fleurs fraîches dans la poubelle.
Elle a arraché la carte pour la lire. C’est Julia, pour la fête des grands-mères, ce n’est pas son écriture mais c’est inscrit « Pour la plus rigolote des grands-mères. Ta Julia qui t’aime »
Elle sourit, c’est vrai qu’elle a toujours eu cette réputation de drôlerie, de fantaisie. Fantasque disait Simon qui l’aimait comme ça, même si parfois c’était un peu déroutant.
Elle remplit le vase d’eau et le laisse dans l’évier. Bonn sang, qu’avait-elle prévu de faire aujourd’hui ?
Sa veste rouge est posée sur le dossier d’une chaise, ce n’est pas sa place, elle va la remettre sur la patère. La fenêtre du salon est ouverte, elle s’y accoude, regarde la pelouse en bas, les jonquilles ont fleuri, les oiseaux se font entendre, le soleil lui réchauffe le visage.
Il est à peine onze heures et elle a déjà tout perdu.
Février 2024