Dans un bar d’Amsterdam

Dans le port d’Amsterdam, il n’y a plus de marins qui chantent. Il est 6 heures, ils dorment, tout le moins gardent les yeux clos. Bientôt, c’est une belle gueule de bois qui fera palpiter leurs tempes.

Parmi eux, il y en a un qui est resté sobre. C’est le capitaine, chargé de conduire le bateau à destination, sans emboutir les embarcations des collègues. Sinon, le port deviendra le siège d’une bataille navale.

 

*

 

Dans le miroir, Harald perçoit les rides que creusent les journées en mer, le souci de l’équipage qu’il va souvent rechercher dans les bars.

La moindre escale devient une gigantesque injonction à la débauche. Harald voit les choses comme ça. Ce fils de militaire a toujours été sage. Entre les ordres et la mer, il a choisi.

Ce matin, Harald a besoin de s’échapper. Un second veille sur la troupe déglinguée par l’alcool et de potentielles autres substances. Un transistor hurle du Gilbert Montagné. Dans le ciel, dans le cri des mouettes, il y a « Viens danser ! ».

Le capitaine secoue la tête. C’est une hallucination, sans doute. S’éloigner du port, entrer dans le cœur de la ville lui apportera l’oxygène qui manque sous le pont.

Pendant que ses hommes cuvent, Harald erre dans les rues à peine éclairées. Un néon en phase terminale l’invite à entrer dans une salle parée de rouge. Sur une scène, une femme, jeune, s’enroule autour d’une barre. Elle cherche à capter du regard les hommes qui s’apprêtent à acheter ses faveurs à coup de billets.

– Hé, mec ! On t’a jamais vu ! Tu connais pas Lili ? C’est la grande sœur d’Alabama.

Harald dévisage son interlocuteur tenant une choppe de bière à la main.

– Je… c’est la première fois que je viens.

– Ah ! Reste pas tout seul ! Viens avec nous, on va mater ensemble. Je te tiens au jus : Lili, là, elle commence soft, avec son bikini. Elle tortille du popotin, collecte quelques biftons. D’ici quelques minutes, la température va monter dans les caleçons. Tu vois ce que je veux dire ?

Harald se racle la gorge. Il n’a pas quitté des yeux Lili, dont il essaie de deviner l’âge. 18 ? 20 ans ? Moins ? Le maquillage permet de tricher. Est-elle volontaire pour ce boulot ?

Depuis qu’il a aidé une femme à sortir de la prostitution, il voit dans toutes les travailleuses de la nuit des victimes d’une traite d’êtres humains.

Le buveur de bière donne un coup de coude à Harald.

– Hé ! Elle te plaît hein ? T’arrêtes pas de la zyeuter. Si tu la veux en privé, tu paies, et elle tire au sort. Pas plus de 5 gars par soir.

– Sordide, se dit Harald.

 

*

 

Accoudé au comptoir, un homme observe le spectacle. Il semble écouter ce qui se dit ça et là.

Sans savoir pourquoi, Harald le trouve sympathique. Il prétexte l’achat d’une consommation pour s’échapper du petit groupe de mateurs.

– Salut ! lance Harald. Je prends un Perrier. Vous voulez boire quelque chose ?

L’individu le regarde par-dessus ses lunettes.

– Un Perrier ? Dans un bar à pole dance ? Vous êtes un ex-alcoolique ?

– Non, capitaine de navire. Et vous ?

– Flic. En service, donc je carbure au Coca zéro. Vous lui donnez quel âge, à la fille sur le podium ?

– Justement, je ne sais pas. Vous pensez qu’elle est mineure ?

– On a reçu un signalement anonyme d’une gamine danseuse qui se fait sauter, effectivement.

– Attendez ! reprend Harald, le gars me disait que la fille est la sœur aînée d’une certaine Alabama. Vous la connaissez ?

Le flic fronce les sourcils. Il garde le silence pendant quelques minutes.

– Alabama, murmure-t-il. J’en ai entendu parler. Une fillette qui ne disait rien. Une enfant mutique, c’est mauvais signe.

 

*

 

Le spectacle habillé de Lili touche à sa fin. Son maillot regorge de billets. Bientôt, elle sélectionnera ceux qui se serviront de son corps. L’argent lui paie son loyer. Depuis qu’Alabama est partie, elle a perdu pied.

Lili aimait danser ; elle pensait gagner assez d’argent pour quitter Amsterdam avec Alabama, et récupérer Tennessee. Une histoire de famille compliquée avait éparpillé la fratrie. Au fond d’elle, quelque chose de Tennessee vibrait.

Le projet avançait bien ; il restait à annoncer au patron du bar son départ. C’est à ce moment-là qu’Alabama avait disparu. Lili était désemparée. A qui demander de l’aide ? Elle craignait que la police ne l’empêche de continuer son boulot de gogo danseuse. Pas de contrat de travail. Pas de fiche de paie. Seulement des billets pour la danse, des pourboires pour le sexe.

Lili s’est murée dans le silence.

 

*

 

Depuis le podium, elle reconnaît le type en costard qui ne boit que du Coca zéro. Il balaie la salle du regard, prend des notes parfois, téléphone en masquant sa bouche avec sa main. Ça empêche de discerner le mouvement des lèvres.

Lili observe chaque jour le public qui vient la voir. Elle craint les gestes brusques de ceux qui lui enfoncent les billets dans le maillot. Elle se sent à leur merci.

Le flic fait un signe discret à Lili. Elle retire les billets de son string, descend du podium et s’approche.

– Monsieur ?

– Lieutenant Jens. J’ai quelques questions à vous poser.

– Je suis en plein travail. Mon patron et mes clients…

– Votre patron est d’accord, coupe le policier. Nous avons été informés qu’une danseuse mineure se produisait ici et était rétribuée pour ses charmes. Cela vous fait-il penser à quelqu’un ?

Le visage de Lili se ferme. Au bout de longues secondes, elle prend une grande inspiration et regarde fixement le lieutenant :

– J’ai 19 ans, souffle-t-elle.

– Et Alabama ?

– Quoi, Alabama ? C’était ma sœur.

C’était ?

Les yeux de Lili s’embuent de larmes.

– Je ne sais pas ce qu’elle est devenue. Je devais quitter la ville avec elle, mais elle est partie.

– Elle est partie ? Seule ? C’est une enfant, non ?

Lili sent l’agacement l’envahir.

– Je ne sais si elle était seule ou pas. Je suis venue travailler un soir. Et quand j’ai quitté le bar, elle n’était pas là.

– Sans vous prévenir ? Elle venait avec vous au bar ?

– Oui, elle attendait dans le cagibi qui me sert de loge. Elle écrivait des histoires. Elle avait beaucoup d’imagination, vous savez.

– Et ses écrits, ils sont où ?

– Évaporés avec elle.

– Vous n’avez alerté personne ?

– Non… mon boulot… c’est un peu ambigu. Et puis la petite, je l’emmenais avec moi. On m’aurait écoutée ou sanctionnée ?

– Bah… peut-être un peu des deux. Mais revenons-en à votre sœur. Pourquoi les gars qui vous reluquent le connaissent-ils ?

– Eh bien… elle sortait de la loge quand elle s’ennuyait. Des fois elle essayait de m’imiter sur la pole dance. Mais toute habillée. C’est une gosse, quoi. Je pense que quelques uns la considéraient comme une mascotte… Vous croyez que des regards libidineux se sont posés sur elle ? C’est dégoûtant.

– Écoutez, mademoiselle, nous ne pouvons tirer aucune conclusion à ce stade. On peut essayer de la chercher avec les chiens. Avez-vous la moindre idée de là où elle pourrait se réfugier ?

– Non, nous n’étions que toutes les deux. Nos parents… on est éloignés d’eux. On a un petit frère. Il s’appelle Tennessee. Mais il est sur un autre continent.

– Pensez-vous qu’elle a pu chercher à le rejoindre ?

Harald, qui est resté près du comptoir, n’a rien raté de la conversation entre Lili et Jens. Il intervient :

– Lili, comment êtes-vous arrivée à Amsterdam ?

– En bateau, pourquoi ?

Le flic se lève et dit :

– Capitaine, vous croyez qu’une gamine peut survivre dans le port ?

– Mes hommes ne sont pas des salopards. Je peux espérer qu’il en est de même pour les autres équipages. Je souhaite seulement que la gnôle ne les transforme pas en porcs. Sur ce, je dois prendre congé. Nous levons l’ancre prochainement.

– Je vous fais accompagner pour fouiller votre navire. Vous ne partirez qu’à mon feu vert.

 

*

 

Harald quitte le bar. Le ciel est bleu. L’équipage a récupéré et se prépare à repartir en mer.

Lili reste introuvable.

 

Remerciements :

à Marija, Solène, Rosemonde, Nicolas, et, évidemment, Cécile et Philippe pour leur énergie.

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