Des pépins de pastèque

Aujourd’hui est un jour particulier. Chaque personne venue a une initiale unique. C’est rare et digne d’être soulevé. Ça renforce l’idée parfois oubliée que chaque individu a sa personnalité propre. Alors pourquoi pas sa propre initiale ? Jamais partagée.
Le diseur de bonne aventure lui avait dit : tu rencontreras une personne avec cette initiale dans son nom ou son prénom, tu iras ensuite en Grèce ou en Allemagne, alors que la fois d’avant c’était en Israël ou en Italie.
Ma grand-mère lui avait dit : tu sais dans mon pays, les pays dont tu me parles ne commencent pas par la même lettre. Le diseur de bonne aventure avait fait fi de cette remarque. En tout cas, ce sera en Europe, lui avait-il affirmé. C’est son troisième œil qui lui avait dit. Ma grand-mère avait fait le tour des personnes qui lisaient le tarot, le marc de café. Elle avait passé des journées et des nuits à parler, refaire le monde avec ses copines de lycée, ses voisines. Une vraie sororité qui aujourd’hui encore la marque profondément, un jour digne d’être célébré.
– C’était il y a tellement longtemps, nous raconte-t-elle.
Carla ose interrompre :
– Dis Mamie, c’était vrai ce qu’il t’avait dit le direur de bonne aventure.
– Le diseur, ma chérie, pas direur.
– Ah d’accord, mais pourtant on dit dire pas dise. Ça serait plus logique, non ?
– Oui c’est vrai ma p’tite Carla, mais tu verras bien en grandissant que la vie n’est pas toujours logique. Et les mots non plus.
– Alors, le diseur de bonne aventure, il t’avait dit la vérité ?
– Je ne sais pas. Je ne crois pas. Il a dit sa vérité. En tout cas, je ne suis pas allée en Grèce, ni en Allemagne. Et l’Italie, j’ai dû y aller mais en vacances. Je n’y ai pas travaillé.
– Euh Mamie, tente Elliott, en fait, on veut savoir pour ton amoureux, avec l’initiale. C’était Papy ou pas ?
– Vous êtes des petits coquins ! Évidemment que c’était votre papy !
– Et c’était la bonne initiale ?, insiste Gabriel.
– Ben, figure-toi que je ne me souviens plus de l’initiale qu’il m’avait donné parce qu’avec son tour du monde des pays qui commençaient par telle ou telle lettre, j’ai plus eu l’impression de jouer au petit bac.
– Ah mince, soupirent-ils tous en chœur.
Une odeur de tabac s’approche. Les enfants sautillent et lui font la fête.
– Papy, papy. Elle t’a dit mamie pour l’initiale de son amoureux ? Dis, Papy, tu t’en souviens toi si c’était la bonne initiale ?
– Laissez-moi poser la pastèque d’abord et je vais vous raconter, répond le grand-père en ébouriffant les cheveux de Gabriel, le plus grand.
Il pose la pastèque sur la table avec la toile cirée, jette un regard tendre à ma grand-mère, puis va s’asseoir sur le banc à l’extérieur.
Tous les enfants s’agglutinent autour de lui, Carla court sur ses genoux, Elliott se cale sur l’autre flanc et Gabriel se met en face de lui sur un petit banc. J’apporte la pastèque que ma grand-mère a découpée à une vitesse grand V. Je m’appuie un peu plus loin contre le muret. Mon grand-père commence :
– Alors, comment s’est passée votre journée ? Vous avez écouté Mamie ?
– Oui, oui, oui, crient-ils à l’unisson.
– On a fait une chasse à l’homme avec les voisins.
– Moi, j’ai fait un joli dessin, dit Carla. Mamie l’a accroché dans la cuisine.
– On a beaucoup couru pour la chasse à l’homme, Papy, t’aurais vu Gabriel, il était tout rouge, tout transpirant, c’était super marrant.
– Ben, heureusement que j’ai couru super vite, sinon tu serais encore prisonnier. C’est moi qui vous ai tous sauvés !
– T’es notre grand-frère ou pas ? T’arrête pas de dire que c’est toi le plus grand, le plus fort et tatati et tatata.
– Tu me saoules Elliott, t’es toujours dans mes pattes, à vouloir jouer avec MES copains !
Carla suce son pouce et regarde le spectacle de la même dispute quotidienne entre ses deux frères. Elle me jette un regard rieur en coin. Je lui souris et hausse les épaules. Je croque dans un morceau de pastèque et crache les pépins par terre. En quelques secondes, une colonie de fourmis s’invite et embarque un à un les pépins dans un endroit secret.
Mamie sort avec son téléphone. Elle nous prend en photo sans prévenir, histoire de capturer l’instant, un instant de vie. Elle a une flopée de photos de nous, à tout âge, accrochée au mur, sur le frigo, dans des cadres. Une véritable galerie d’art. Elle demande souvent à ma mère de lui imprimer les photos. Elle aime la sensation du papier glacé plus que celle de l’écran de son téléphone. Ça lui paraît plus réel. On lui paraît plus réels peut-être aussi.
Pour mettre fin à la discussion houleuse de mes frères, je pose une question à mon grand-père :
– Papy, tu connais l’histoire de l’initiale ?
– Ah oui, commence-t-il, il faut que je vous raconte ça ! Alors voilà, je vous ai déjà dit que j’étais fou amoureux de Mamie ?
– Ouiiii
– En fait, j’étais fou amoureux d’elle avant même de la connaître. Le nombre de fois où j’ai raté la passe au foot parce qu’elle jouait juste à côté. Je suis tombé amoureux d’elle à l’école primaire, peut-être même à la maternelle.
En tout cas, aussi loin que je me souvienne, mon cœur lui appartenait déjà. Mais elle, elle ne me voyait pas. Déjà petite, Mamie c’était une rêveuse, toujours la tête dans les nuages, des étoiles plein les yeux. Il y avait beaucoup de garçons qui lui tournaient autour. Moi, ça me rendait fou de jalousie. Mais elle, elle ne s’en rendait pas compte. Elle continuait son chemin.
Quand j’étais petit, j’étais extrêmement timide. J’avais tellement peur qu’elle ne m’aime pas en retour. Je ne demandais même pas qu’elle m’aime autant que moi. J’espérais nuit et jour qu’elle daigne poser un regard sur moi.
A l’adolescence, j’ai joué au con. Vraiment, j’étais un p’tit con. Je me prenais heure de colle sur heure de colle pour mon insolence envers les profs, je me bagarrais sans cesse à la récréation, encore plus contre ceux qui parlaient de Mamie en pariant qu’ils réussiraient à la mettre dans leur lit.
De la cuisine, on entend Mamie dire :
– Je t’entends, chéri, là.
– Ben, c’est pas comme si tu la connaissais pas l’histoire non plus, non ?
– Non, c’est pas ça, mais ils sont petits les p’tits. Fais attention à ce que tu racontes.
– C’est pas grave, ça leur apprendra un peu la vie !
Carla continue à sucer son pouce, elle tournicote une mèche de cheveux sur son index. Elliott file un coup de poing « pour de faux » sur le genou de Gabriel. Gabriel lui renvoie une torgnole « pour de vrai ». D’une voix sanglotante, Elliott dit :
– Mais euh, ça fait mal, moi c’était pour de faux.
– C’est ça, bien sûr, pour de faux. T’arrêtes pas de me chercher, ben tu me trouves. Pas la peine de pleurnicher.
– Pourquoi tu me dis ça ? C’est méchant ! T’es vraiment nase comme grand-frère !
– Je m’en fous. Laisse-moi tranquille.
– Les enfants, les enfants, on se calme là, vous voulez la suite de l’histoire ?
– Ouiii, dit Carla en enlevant le pouce de sa bouche avant de le remettre immédiatement après avoir été entendue.
Les fourmis ont terminé leur trajet avec les pépins de pastèque.
– Mais Papy, demandé-je. Mamie, elle a vraiment jamais su que tu étais amoureux d’elle pendant des années ?
– Ben oui, enfin c’est ce qu’elle m’a dit.
Mamie se penche par la fenêtre. Je suis la seule à la voir. Elle me fait un n’importe quoi d’un geste de la main. Je souris discrètement de cette complicité.
– Bon, je reprends l’histoire. Je suis pas super fier de moi mais bon ça fait partie de la vie aussi. Comme Mamie m’ignorait complètement, je m’étais fait une raison. Je suis devenu un véritable coureur de jupons. Va comprendre l’époque ! Être un mauvais garçon, ça attirait plus les filles qu’être quelqu’un de bien. Je vous déconseille ça Gabriel et Elliott. Ça sert vraiment à rien. Mais bon, vous ferez comme vous voudrez.
Enfin bref, j’étais connu comme le loup blanc. Et c’est seulement là que Mamie a enfin entendu parler de moi. Comme si avant, je n’avais jamais existé pour elle.
Le problème c’est, qu’en fait, elle disait à toutes ses copines : jamais de la vie un mec comme lui dans ma vie !
Elle était obnubilée par un milliard de personnages imaginaires : un héros de film, un héros de livre, même des personnages secondaires. Tous, absolument tous étaient mieux que n’importe quel garçon réel et vivant, et pire encore, tous étaient mieux que moi qui l’aimais tendrement.
Mamie lance un :
– Il est 7 heures, on va bientôt dîner !
– D’accord, répondons-nous tous ensemble.
– Papy, c’est bientôt fini l’histoire ?, interroge Elliott.
– Ben non, c’est pas bientôt fini vu qu’elle dure encore, le taquine-t-il en lui frottant le nez de son index.
– Raconte avant que Mamie dise que ça va refroidir, supplie Gabriel.
– J’en étais où ?
– Ben que tu l’aimais tendrement et qu’elle, elle aimait des héros imaginaires.
– Et des chanteurs aussi, j’ai oublié de vous dire, ou alors juste le batteur d’un groupe.
Comme je vous disais, votre mamie c’est une grande rêveuse. Pendant des vacances scolaires, je crois celles de la Toussaint, avant qu’on passe à l’heure d’hiver, donc oui ça doit être ça, à la Toussaint, à la fin du lycée, je suis allé me promener en forêt, à la montagne. J’étais en vacances chez mes grands-parents. Ils ne parlaient pas beaucoup eux, ni entre eux, ni avec nous. C’est là-bas qu’avec mes frères et sœurs, on a appris le silence et à quel point ça pouvait être précieux. Enfin, on a compris ça beaucoup plus tard parce que, quand nos parents nous disaient « vous allez passer vos vacances chez Papy et Mamie, ils vont vous garder », on tirait une gueule de six pieds de long.
– Je t’entends chéri, là.
– Oui, oui, et ben au moins, ils auront du vocabulaire fleuri les p’tits.
Revenons à nos moutons, dit-il en nous faisant un clin d’œil. D’ailleurs, j’espère que vous ne tirez pas une gueule de six pieds de long quand votre mère vous dit que vous allez passer vos vacances ici ?
– Ben, nooon, pardi. Moi, j’aime bien venir ici, j’aime pas l’école, avoue Carla.
Les deux frères se tapent dans la main, complices. Pareil pour eux, je me dis.
– Ah, ça me rassure, dit Papy. Je continue l’histoire ?
– Oui, vas-y, s’impatientent les frères.
– Donc j’étais parti en forêt, dans la montagne. Mon grand-père m’avait prévenu : rentre avant la nuit sinon Mamie va se faire du souci. C’était la phrase la plus longue qu’il m’ait dite de sa vie.
On se met à rire de bon cœur. Heureusement que notre papy n’est pas comme son papy à lui. Il est rigolo notre papy.
– Je me suis promené longtemps, j’ai poussé des fougères, enjambé des troncs tombés à terre et puis je me suis posé seul tout en haut, sur un rocher isolé avec une vue surplombant la vallée. Et là, je me suis dit : il me faut un plan !
– Un plan ? Quel plan ?, s’entiche Gabriel.
– T’as envie de savoir mon grand ? Pourquoi ? T’aurais pas une p’tite amoureuse, toi ?
– Ben, euh, non, rougit Gabriel.
– T’inquiète, je ne le répéterai pas. On continue ?
– Ouii.
– Mon plan c’était du génie ! Je savais que Mamie était à fond sur des trucs ésotériques.
Ésotriques ? Ça veut dire quoi, demande Carla.
ÉsoTÉriques, Carla. Ça veut dire que Mamie préfère croire à des choses dirons-nous spirituelles qu’à des choses tangibles.
– Voilà, c’est ça, lance Mamie de l’intérieur de la cuisine.
– Bon, mon plan, je vous l’explique ?, continue-t-il en chuchotant.
– Oui, murmurent-ils.
– Mamie, elle était à fond jeu de tarot, marc de café, horoscope et tout le tintouin.
Alors j’ai eu une idée de génie (oui, je l’ai déjà dit, mais vous allez voir, c’est vraiment une idée de génie). Mais il me fallait un complice.
J’ai appelé mon meilleur pote Paul. C’était aussi mon meilleur pote parce qu’il n’avait pas de vue sur Mamie. Ça c’est super important !
En rentrant de vacances, je lui expose mon plan : il faut que pour Halloween, tu te déguises en diseur de bonne aventure. Il ne faut pas qu’elle te reconnaisse à la soirée, tu feras gaffe hein ?
La fête pour Halloween était prévue depuis la rentrée de septembre et on avait tous fait en sorte d’être de retour de nos vacances pour cette fête. C’était dans la maison de Martin. Ses parents avaient été d’accord. Ils avaient pensé que ça allait aider Martin à avoir plus de copains.
Donc Paul se déguise et il fait le diseur de bonne aventure pour tout le monde. La consigne qu’il avait eue c’est : tu lui dis qu’elle va rencontrer et tomber amoureuse d’un garçon avec mon initiale, capisce ?
Il m’avait répondu ouais, ouais. Il s’était pris au jeu, il y avait une queue hallucinante devant son stand. Certaines filles l’avaient reconnu et il leur avait demandé de garder le secret.
Mamie est arrivée, il lui a raconté qu’elle allait partir travailler en Grèce, en Allemagne avec un fort accent trafiqué, un mélange d’accent d’Europe de l’Est et de mafieux italien. Il était entré à fond dans son personnage le Paulo !
Il lui avait pris la main pour lire ses lignes. Quand il a vu mon regard noir, il l’a lâchée puis a battu des cartes. Je vois, je vois, parce que je vois avec mon troisième œil, je vois, je vois que tu vas vivre longtemps. Je vois, je vois que tu te fais beaucoup trop de souci. Tout va bien se passer. Je vois, je vois que tu vas avoir beaucoup de réussite au travail.
Il tournait autour du pot le con, mais en vrai, sa stratégie était la bonne. Parce que, d’un seul coup, Mamie a demandé : mais, Monsieur, vous me parlez de tout sauf de ma vie amoureuse.
Oui, c’est vrai, tire une carte jeune demoiselle. Je vois, je vois, parce que je vois avec mon troisième œil, je vois que tu vas faire un choix.
Je l’ai fusillé du regard, les enfants, je me suis dit, mais qu’est-ce qu’il fait ce con ?
– Je t’entends chéri là !
– Je reprends, murmure-t-il. Donc je l’ai fusillé du regard le Paul. Je me disais mais qu’est-ce qu’il va l’embrouiller là ?
Et elle, elle était pendue à ses lèvres et lui a demandé : Mais je vais faire le bon choix ?
Il lui a dit ensuite, tu vas rencontrer quelqu’un avec cette initiale dans son nom ou son prénom. Mais il n’a pas répondu à sa question. Comme si le choix était déjà fait. C’était la bonne initiale. Un point. Un trait. Je lui ai jeté un pouce en l’air.
Je vous avouerais les enfants qu’elle a mis un peu de temps à percuter Mamie que j’avais la bonne initiale !
– A table tout le monde. Aujourd’hui, c’est un jour particulier, un jour digne d’être célébré.
– Allez les loulous, elle vous a plu l’histoire ?
Mamie me jette un regard complice.

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