Disparaître en soi

Je regarde les papiers bleus se détacher sur le blanc du bureau. Les lettres italiques dansent devant mes yeux mais rien n’allume d’étincelle dans mon cerveau. Faut-il piocher plus ? Faut-il laisser les pensées faire leur vie ? Je crois que ma main a décidé pour moi. Peut-être trouvera-t-elle une histoire sur le chemin. Ou pas. Je prends une gorgée de thé. Le fond de la tasse est rarement agréable. Presque froid et légèrement amer. Mais cela reste du thé alors je le bois en ajoutant juste une grimace. Je n’ai aucune idée d’où va ce texte mais il y va à bonne vitesse. Comme si ma main voulait juste écrire pour le plaisir d’écrire. Elle se laisse emporter par le bruit. Par la vue de la page qui se remplit. Par le son du stylo sur le papier. Si je laisse mon esprit vagabonder quelques instants, il s’accroche à une image. Un papier. Je ne l’ai pas pioché mais écris. Je ne sais pas pourquoi elle s’impose comme cela. Mais pourquoi pas lui laisser de la place. Au moins le temps de ces 12 minutes. Qui sait ce qu’il en sortira ?

Elle se tient au milieu de la véranda devant la baie vitrée. On distingue à peine ses longs cheveux châtains sous le plaid qui entoure ses épaules. Elles sont remontées sous ses oreilles comme pour se recroqueviller. Pour prendre le moins de place dans le froid. On voit d’elle uniquement ses jambes à partir des mollets, le haut de sa tête et ses mains. Le reste n’est que tissu molletonné rouge. La tasse chaude dans ses mains fume de petites volutes dans la fraîcheur du matin. Elle les réchauffe et embue ses lunettes. On devine deux yeux verts à travers les verres voilés. Ils fixent le jardin enneigé. Il est immaculé dans les premières lueurs. D’un blanc qui n’a pas été touché. Il renvoie la lumière vers le haut. Cela donne une ambiance solennelle à la maison. Tout est silencieux et rien ne bouge même pas elle. Sa respiration est imperceptible comme si elle pouvait briser l’instant.

Elle aime le contraste entre le froid qui arrive de la fenêtre et la chaleur de la maison dans son dos. Elle ne sait pas quoi décider entre aller faire des traces dans la neige ou rester au chaud. Elle n’arrive pas à choisir alors elle reste emmitouflée dans son plaid rouge. Elle ferme les yeux comme soi la réponse était écrite derrière ses paupières. Ce n’est pourtant pas compliqué de décider ce que l’on veut. Enfin cela ne devrait pas l’être mais pour elle les décisions du quotidien sont insurmontables. Surtout celles-là quand elle y pense. Décider quoi manger ou quoi regarder la paralyse alors que décider de changer de carrière aucun problème.

Elle reste tellement longtemps dans ses pensées. Paralysée par un choix insignifiant. Entre ses doigts la tasse est froide. Son nez lui aussi a perdu quelques degrés. Ses pieds commencent à s’engourdir. Mais elle ne bouge toujours pas. Son esprit en ébullition. Son corps figé. Elle ne panique plus comme avant. Elle sait. Sait que parfois quand elle est submergée son corps et sn esprit se séparent. Ils ne se parlent plus. Et elle se retrouve bloquée dans un corps comme une statue avec un cerveau qui tourne à mille à l’heure. De l’extérieur on pourrait croire qu’elle s’est éteinte. Que rien ne se passe entre ses deux oreilles. C’est tout le contraire. Le monologue s’enclenche. Celui qui exhorte au mouvement. Celui qui crie jusqu’à l’épuisement. Celui qui pousse à la honte. Elle ne sait plus le temps qui passe. Ni le jour, ni l’heure. Dans son cerveau, c’est une tempête d’émotions et de discours. Une danse éternelle entre compréhension et colère. Sans fin. Sans issue. Même si elle sait que c’est faux, elle est coincée. Elle …

Une main se pose doucement sur ses épaules affaissées. Elle ne réagit pas. Elle ne peut pas. Mais la tempête se calme. Puis la main descend le long du bras et attrape délicatement la tasse. Ses mains suivent le mouvement imposé et relâche la céramique. Mais elles restent en l’air, vide. Elle entend le bruit de la tasse sur la table puis la main revient. Cette fois-ci, elle prend la sienne et un visage apparaît. La main serre un peu plus la sienne. Le visage sourit et les yeux bleus sont plein de compréhension et de compassion. Elle aime ces yeux. D’un bleu tellement limpide qu’on pourrait plonger dedans. Mais surtout elle aime la personne à qui appartiennent ces yeux.

« Tu es coincée ? » Une voix douce emplit le silence. Elle se concentre de toutes ses forces et réussit un léger hochement de tête. Le début de la remontée vers la surface. Les yeux bleus la regardent toujours. Cette fois-ci, ils sont emplis de questions. Deuxième hochement de tête. Plus facile que le premier. Elle voit enfin ce qui l’entoure. La lumière à changer. On verrait presque un rayon de soleil à travers les nuages. La main guide la sienne vers le bas puis tire doucement. Son corps redevient mobile. On pourrait croire à la victoire mais elle sait que ce n’est pas le cas. Il ne fera que ce les mains extérieurs lui disant. Elle n’a toujours aucun contrôle. Malgré tout c’est agréable de bouger. De changer de point de vue. Elle se laisse guider. Elle a confiance. Les mains er les yeux ne l’ont jamais laissé tomber. Elle accueille la chaleur sur son visage. Elle entend le feu qui crépite.

Comment a-t-elle pu rater les préparatifs dans son dos ? Comment peut-elle disparaître aussi profondément dans son esprit ? Elle ne sait pas et peut-être que ce n’est pas la bonne question. Elle tente une respiration profonde pour stopper le tourbillon. Inspirer. Expirer. Son corps la laisse faire et les eaux se calment. Après la lumière blanche et vive, elle se plonge dans la lumière orange et chaude. Ses épaules se détendent. Elle fait ce qu’on lui dit et s’assoit sur le canapé. La présence disparaît un instant. Une pointe de panique apparaît, mais elle s’évanouit aussitôt quand el canapé s’affaisse légèrement à côté d’elle. Elle ne voit plus l’autre mais la présence est rassurante. Son cerveau réussit quelques battements supplémentaires vers la surface. Assez pour lui permettre de s’allonger d’elle-même. Elle pose sa tête sur les genoux. La main passe doucement dans ses cheveux. Tout son corps se relâche. Il laisse évacuer la tension. Il n’y a pas de mot, pas de paroles rassurantes. Juste l’attente tranquille. La certitude qu’elle va revenir. Parce qu’elle revient toujours. Et c’est vrai elle revient toujours. Elle en est capable maintenant. Elle ne vit plus suspendue pendant des jours. Elle ne reste plus un automate. Elle le doit au travail qu’elle a fait sur elle. A la compréhension de cet état. Mais surtout aux gens qui l’entourent. Elle le sait et elle le dit. Elle peut se débrouiller seule mais les mains tendues rendent la vie plus simple.

Elle reste encore quelques instants à profiter de la douceur du moment. De la chaleur dans son corps et son cœur. Elle bouge doucement ses doigts. C’est toujours son premier tes. Un doigt. Puis une main. Puis l’autre ; Puis le bras. Puis le pied. C’est bon la surface est proche. Elle tapote délicatement le genou puis se relève. Son corps est fatigué et lent. Tout est cotonneux mais c’est agréable de bouger à nouveau de son propre chef. Elle se tourne vers l’autre et lui sourit. Elle prend sa main mais ne dit rien. Elle forme le mot « Merci » mais aucun son ne sort.

C’est la dernière étape. Les derniers mètres vers la surface. Elle reprend le contrôle de son corps mais pas de sa parole. Elle a même remarqué que c’est toujours la première chose qui part. Si son corps ne la lâche pas complétement ce seront toujours ses mots qui disparaissent. Elle a longtemps lutté contre cela. Se forcer à dire. Aller contre tour son être pour combler le silence. Bégayer pour pouvoir dire. Et puis un jour elle a découvert qu’il ne servait à rien de se battre. Cela empirait les choses. Les crises étaient plus longues et plus difficiles quand elle se battait contre elle-même. Alors aujourd’hui, elle accepte. Et surtout elle a compris que même sans mot elle n’était pas vraiment muette. Elle peut s’exprimer de plein de façon différentes. Juste pas à l’oral.

La main caresse sa joue. Elle se recentre sur l’instant présent. « Mieux ? » Le hochement de tête est plus vigoureux cette fois. Elle est à nouveau là. Bien présente et ancrée.  « Tu veux que je te refasse un thé ? » Son sourire s’agrandit. Le hochement n’est même pas nécessaire. Un rire léger emplit la pièce. La main quitte son visage. « Ok. OK. Je te fais ça. » La présence s’éloigne mais ne disparaît pas. « Si tu veux j’ai fait un feu. Je sais que cela te réconforte. » Le reste des mots est noyé par les bruits de la bouilloire. Elle se lève et se dirige vers la cheminée. Elle hésite un instant puis laisse le plaid de côté. Le feu sera suffisant. Elle se baisse pour observer les flammes. Sentir leur chaleur sur son visage. Se plonger dans leur mouvement hypnotique. Se perdre dans leur beauté. Avec le temps passé à s’occuper d’elle, le feu a diminué alors elle attrape une bûche et la dépose dans l’être. Elle sait que cela fait peur à certains. Le feu et les flammes. Mais pour elle s’est réconfortant. Elle a grandi avec sa présence. Chez ses parents. Chez ses grands-parents. Chez son arrière-grand-mère. C’était une constante. La chaleur, l’odeur, le bois. Tout est rattaché à des centaines des souvenirs. Elle est tellement heureuse d’avoir retrouvé cela chez elle.

La bouilloire est muette à présent et elle entend des pas derrière elle. Elle se relève et positionne son dos vers la cheminée. Elle attrape la tasse tendue. « Je ne savais pas ce que tu voulais et tu ne répondais pas. Alors j’ai versé sur le filtre existant. » Un pouce ne l’air pour dire que c’était la bonne décision. « Je te laisse te rôtir les fesses ou on peut discuter ? » Elle pose la tasse et attrape son téléphone. Une voix de robot en émerge avec un sourire en coin. « On peut discuter pendant que je me rôtis les fesses. » « Ok tu veux le dire ce qui t’as bloqué. » « Ne sais pas. » Un sourcil levé lui rappelle qu’elle ne trompe personne. Et encore moins celle en face d’elle. « Ne savais pas si sortir ou rester dedans. » « Ok et cela t’a bloqué ? » Elle sait que ce n’est que la résultante d’autre chose. La goutte d’eau qui fait déborder. « Semaine longue. »

La tasse réchauffe ses mains. Une gorgée réchauffe son être. L’amour réchauffe son cœur. Elle sent que sa gorge s’ouvre et que les mots veulent s’échapper. Peuvent s’échapper. Alors elle tente et remets le téléphone dans sa poche. Les mots sortent enfin. La surface atteinte, on peut laisser derrière soi l’épisode. Jusqu’au prochain. « Tu sais entre le travail qui s’accumule et le relou et la maison et … » « Oui je sais. C’est beaucoup en ce moment. » « Oui c’est cela et comme à la base les décisions ce n’est pas mon fort. » « Ah bon je n’avais pas remarqué. » « Gnagnagna. » Elles se regardent un instant avant de laisser le rire emplir toute la pièce. Un rire qui guérit. Un rire qui répare. Un rire qui fait avancer. La vie est compliquée en ce moment mais elles savent que tant qu’elles sont toutes les deux tout ira bien. Elles affronteront les tempêtes main dans la main. Se porteront à tour de rôle. Et surtout riront ensemble. Pendant longtemps elle a été une silhouette seule perdue au milieu de l’immensité. Un arbre qui affronte les tempêtes, solitaire. Puis elle a découvert sa main, son sourire, sa chaleur. Et elle sait que même si elle peut faire seule elle n’en est pas obligée.

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