Doux et amer

C’est une belle journée d’automne ensoleillée. Par la fenêtre ouverte entrent les rayons du soleil et l’odeur de la pelouse fraichement tondue. Aujourd’hui est une journée où elle va faire ce qu’elle veut, seule et à son rythme. Sur la table basse près du fauteuil, un thé à la menthe…Elle y associe doux et amer, saveurs contradictoires d’un thé. Douceur du sucre qui se mêle à l’amertume un peu âcre des feuilles de thé trop longtemps infusées. Une odeur que son esprit associe à une maison à colombages : une maison ancienne, un peu branlante, la maison de sa grand-mère. Au mur, de vieux portraits, de vieilles photos en noir et blanc, couleur sépia. Des personnages qu’elle n’a pas connus, des personnages dont les tenues (capelines et broderies) lui rappellent ses grands tantes. Dans le silence de la pièce, elle finit par douter qu’elles aient pu exister.

Assise près de la fenêtre elle laisse son esprit vagabonder. Elle se sent bien dans ce moment où tout peut être enchanté. Alors peut naitre une histoire toute simple, pas besoin, comme Alice, de suivre le lapin blanc. Juste se laisser guider par son propre imaginaire.

Ses yeux se sont fermés, elle ne dort pas, elle est dans un entredeux ouaté. Elle se souvient : enfant, elle venait dans cette maison avec sa sœur. Toutes les deux profitaient de l’immense jardin et de leur grand-mère si attentionnée. Dans cette maison il n’y avait pas beaucoup de jouets. Leur chambre n’était pas envahie de peluches comme aujourd’hui les chambres de nos enfants. Non, il y avait juste un ours, pour être plus précise un demi ours « Martin ». Un matin sur deux, au réveil elle criait : « Aujourd’hui c’est mon jour ». Les autres jours Martin la trahissait, elle le voyait dans les bras de sa sœur et la jalousie lui faisait considérer celle-ci comme une ennemie.

Un jour, ses parents se sont fâchés avec sa grand-mère et Martin a disparu de sa vie, de leur vie. Sa sœur et elle le reverraient-elles ?

Plusieurs années ont passé et un matin un télégramme est arrivé : « Gd mère DCD venir de suite ». Elle était impatiente de revoir la maison. Rien n’avait vraiment changé, elle était juste un peu plus ancienne, les couleurs des papiers peints et des peintures avaient passé, jauni. Le jardin faute d’entretien était envahi d’herbes folles qui étouffaient les rosiers.

Ce qu’elle désirait le plus était de revoir sa chambre, de revoir Martin qui avait vécu ces nombreuses années sans les fillettes. Quand enfin elle le retrouva, elle comprit à ses rares plaques de poils qu’il avait beaucoup vieilli, qu’il était trop tard. Martin était devenu indifférent et muet. Il ne savait plus ni grogner, ni jouer et surtout, pire, il ne la reconnut pas. Elle se dit que ce n’était pas de sa faute mais ce fut une félonie difficile à pardonner.

C’est la première fois qu’elle est invitée au salon du livre en tant qu’auteur. Sur la table devant elle, une pile de petit livres carré à la couverture simple : Les aventures de l’ours Martin.

Comment en est-elle arrivée là ? De nombreuses années ont passé, la fillette qui dessinait dans des petits carnets offerts par sa grand-mère a choisi des études d’art. Elle a toujours dessiné alors le dessin c’était une évidence. Trouver une voie d’accès au domaine artistique avait été pour elle très compliqué et ardu, toutes ces techniques enseignées l’ennuyaient et puis un jour elle a trouvé son fil d’or, fil conducteur d’une voie picturale personnelle. Elle a trouvé dans ses petits carnets la matière qui lui manquait : elle raconterait par le dessin l’histoire de son enfance. C’était un début, une amorce. Les relations avec sa sœur, l’ours Martin, la maison à colombages et le jardin.

Aujourd’hui tous ses petits personnages aux couleurs pastel parlent aux enfants. Elle n’ajoute presque pas de mots aux dessins. Presque rien, l’imaginaire fait le reste Ce qui lui plait par-dessus tout c’est que petits et grands apprécient l’ours Martin, Flonflon le petit lapin, Camomille la petite souris et tous les autres…

Petit à petit elle sort de sa rêverie et revient à la réalité. Pendant qu’elle laissait surgir de sa mémoire des images anciennes, le thé a refroidi. Il est doux et amer.

Doux et amer comme sa vie d’enfant et comme celle de ses petits personnages.

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