Etat second

Allongée sur mon canapé, emberlificotée dans le couvre lit blanc des années 70 récupéré dans la maison de mes grands-parents, je sens que mes paupières sont lourdes. La musique en fond sonore s’est arrêtée, la radio s’est éteinte après une utilisation trop longue. Le calme s’installe, seuls des bruits étouffés me parviennent de l’extérieur. Mes idées vont et viennent et je me laisse emporter dans une réalité différente.
J’entre dans le restaurant tenu par ce couple peu assorti : lui semble tout droit sorti d’un film, de n’avoir pas vu les vingt dernières années s’écouler, et elle est simple et souriante. Elle s’affaire à préparer des rouleaux de printemps dans lesquels elle glisse de petites violettes comestibles. Aux murs il y a plein d’étagères, des bibelots de toutes sortes, d’ailleurs on peut les acheter. Une cliente est intéressée par une petite salière assorti à son poivrier en porcelaine. La gérante se justifie : « j’aime tout ce qui est rétro ! ». Je ne peux pas m’empêcher de me dire : « on s’en doute, vu l’allure de votre mari ». On s’est retrouvé là avec Sonia parce qu’elle avait vu une publication Instagram qui disait que le restaurant était dans une mauvaise passe. Alors on vient manger pour donner un coup de main. C’est le genre de bonne action qui ne nécessite pas de faire le don de soi.
On déguste un bo bun tout en parlant de choses et d’autres, des prochaines sorties qu’on pourrait faire quand le soleil aura enfin daigner nous faire l’honneur de sa présence et de ses prochains voyages. Moi je l’écoute surtout, ces discussions se ressemblent toutes, les trentenaires parisiens que je côtoie travaillent, pensent à ce qu’il feront le week-end venu, programment leurs prochaines vacances et les jours défilent ainsi, sans qu’un but concret les aident à savoir pourquoi ils se lèvent chaque matin. Je suis comme eux, je vis au jour le jour, je n’ai pas de plan établi, mais alors qu’ils semblent avoir l’air de s’en satisfaire, moi ça m’attriste, ça me fait me questionner sur le sens même de l’existence.
Avant les gens faisaient des enfants jeunes et le reste de leur vie était ainsi presque tracé. Aujourd’hui on cherche à s’accomplir soi-même, mais on cherche plus qu’on ne trouve. Les choses vont trop vite, les événements du monde entier arrivent jusqu’à nous sans que l’on puisse concrètement y faire quelque chose. On subit et finalement la programmation du quotidien nous donne l’illusion d’avoir prise sur nos vies.
David lui vient de m’annoncer qu’il partait vivre le 6 mai au Canada. Je l’ai su parce qu’il a mis en vente ses meubles sur le bon coin et a posté le lien sur Insta. Drôle de façon de l’apprendre encore une fois, mais bon, plutôt que de me lamenter sur la superficialité des relations je lui ai envoyé un message lui disant que ses chaises transparentes me plaisaient bien. Le Canada, il m’a dit qu’il y allait pour se rapprocher de sa sœur qui y vit déjà. Lundi quand j’irai chez lui pour qu’on fasse affaire, je lui demanderai comment il s’y est pris pour partir là-bas. Après tout c’est peut-être ça la solution au manque de perspectives, aller loin pour tout reprendre à zéro. Je crois que les Canadiens n’aiment pas trop les français, comme d’habitants de ce monde, mais être venu d’ailleurs donne l’avantage de ne pas avoir les mêmes références. Je n’aurai plus besoin de me justifier sur la raison pour laquelle je n’ai pas grandi en regardant telle ou telle série, là-bas ils diront : « ah oui c’est vrai tu connais pas, tu es française ». Je sais ne pas s’ils ponctueront leur phrase d’un « tabernacle », c’est quand même un peu cliché. Commencer une nouvelle vie, certains osent passer le pas. Pourquoi pas moi ? Qu’est-ce qui m’empêche d’aller vivre au bout du monde ? Déjà je ne saurai pas par où commencer : trouver d’abord un logement ou trouver un travail ? Est-ce qu’il y a des opportunités dans le social ?
Mais la neige, le froid est-ce que c’est supportable ? Ça ne m’a jamais spécialement attirée, je ne suis allée que deux fois au ski.
Est-ce qu’ils mangent bien ? Bon si ce n’est pas le cas en tant que Française c’est une aubaine ! Je pourrais facilement trouver une place dans un restaurant français et proposer mes services en cuisine. Après tout, mon gratin de chou-fleur accompagné de côtes d’agneau cuites au four et colorées de curcuma ont fait le plus grand effet l’autre jour au travail.
Je m’imagine déjà venir travailler tôt le matin, recevoir les produits frais amenés par les fournisseurs. Stocker les produits dans la chambre froide. J’éplucherai, je taillerai, je mélangerai, je laisserai reposer, je m’essuierai les mains sur mon tablier. Les clients arriveraient pour le déjeuner. Ce serait le rush et comme je ne suis quand même pas si douée en cuisine, je passerai au service en salle, allant de table en table prendre les commandes auprès de ces Canadiens à la recherche de saveurs françaises, et de touristes français déjà nostalgiques. On ne chômerait pas, le restau serait plein à craquer. Entre deux services, on resterait ouvert pour accueillir les travailleurs nomades à la recherche de lien social. Je rentrerai en bus jusqu’à mon appartement ou plutôt le garage aménagé au fond du jardin de ces Canadiens de classe moyenne, qui n’ont de moyen que le titre. Je prendrai un pickup et j’irai parcourir les routes qui traversent le pays, à la recherche des grands lacs, allant de la côte Pacifique à la côte Atlantique avec autant de facilité que si je faisais un Lille-Marseille.
Et voilà, j’y arrive : est-ce que je fais souvent un Lille-Marseille ? Cette année, je suis allée un week-end à Montpellier. Pourquoi imaginer que l’on fera plus sur un autre continent que sur celui où l’on est déjà ? Qu’est-ce qui m’empêche de postuler dans un restaurant parisien pour voir si le fantasme du stress d’un service est vraiment quelque chose de plaisant ou que l’on s’en passerait bien ?
Il me faudrait un électrochoc, semblable à un seau d’eau froide qu’on me verserait sur la tête pour me réveiller, sortir de cet état de démotivation absolue. Voir les possibilités de sublime dans le médiocre.
Hier j’ai vu Salimata, une nana que j’avais recrutée et qui est restée quelques mois dans l’entreprise. On a discuté toute la soirée avec beaucoup de facilités alors qu’on ne se connaissait pas vraiment. On a parlé du boulot, je lui ai avoué que je ne me reconnaissais pas dans mes collègues, que leurs conversations m’ennuyaient, que j’aspirais à autre chose. Elle avait eu le même ressenti. Elle fait de la danse et elle m’a conseillé de m’intéresser à la capoeira. Selon elle, je pourrais rencontrer dans ce milieu des gens qui me correspondent, qui ont une vision de la vie similaire. Ce n’est pas un univers vers lequel je me serai naturellement tournée, mais si Salimata m’en a parlé c’est qu’elle a peut-être ressenti quelque chose. Après tout, j’ai eu l’impression qu’on se comprenait : elle aussi est en proie à des questionnements intérieurs et cherche à s’épanouir tout en se détachant du milieu dont elle provient. Il faut que je trouve quelque chose qui me fasse vibrer, ici à Paris. Aller recommencer la même vie dans un autre pays ne m’apportera pas la paix.

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Une réponse à Etat second

  1. Emmanuelle P dit :

    Génial. La quête de sens m’interpelle. Et l’évasion au Canada ressemble à un nouveau rêve américain.

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