Je m’appelle Louna. C’est Maria qui a décidé de mon prénom, enfin c’est ce que m’a raconté ma mère. Maria, c’est sa meilleure amie, ou plutôt c’était, du temps où ma mère était encore là. Elles en auraient eu l’idée lors d’un atelier d’écriture, un soir de pleine lune, sur un toit de Beyrouth… Une histoire du genre, j’suis pas sûre d’avoir bien compris. Il faut dire que j’y étais pas, enfin pas complètement, en gestation, il paraît qu’on dit, d’après ma prof de français. Et grâce à moi, le ventre de ma maman était rond comme un ballon. Ou comme la lune, pleine, dans le ciel de Beyrouth, il y a 12 ans tout pile. Comme celle au-dessus des toits de Paris, en ce moment même. Pleine de quoi ? Des rêves de ma mère qui est partie la rejoindre ? A d’autres ! J’ai beau pas être encore une adulte, faut pas chercher à m’embrouiller avec des fadaises. Ma mère est morte, c’est tout. C’est froid, c’est net, c’est sans bavure, c’est une vérité tranchante, comme les lames des couteaux que mon père m’interdit de toucher, pour ne pas que je me blesse. Trop tard. La blessure est bien profonde et ça fait hyper mal, c’est le bordel. Pardons, mais y parait qu’on a le droit de dire des gros mots quand c’est trop douloureux. Merde, merde, merde, merde, merde, quel monde injuste et pourri et nase et dégueu.
Maman, pourquoi t’es morte le jour de mon anniversaire ? Il n’était pas bien ton hôpital ? Tu n’aimais pas les plateaux repas, c’est ça ? Tu as préféré t’en aller, t’as pas trouvé l’issue de secours et t’es passée par le plafond ? Direction le ciel, y’a moins d’embouteillages ? Direction la lune ? Mais t’as perdu la tête, ou quoi ? Elle est vide la lune ! Et maintenant c’est ta Luna qui est pleine de larmes. Et puis on ne part pas vers le haut sous prétexte que c’est encore bouché porte de Clignancourt. On fait comme tout le monde, on prend son mal en patience, on supporte et on sourit à ceux qu’on aime, à sa fille chérie, par exemple. J’suis encore là, moi ! Et ton sourire, j’le vois pas dans les étoiles, y’a que du noir, et je j’le vois pas dans mon cœur non plus, y’a que du rouge.
J’entends papa, de l’autre côté de la porte, il y a un rai de lumière qui traverse l’obscurité de ma chambre. Et je t’en supplie maman, ne va pas y voir une métaphore sur le fait que tout n’est pas perdu, parce que, si, tout est perdu et ce fichu rai de lumière rend les choses encore plus glauques, si tu veux savoir.
Mais je ne sais même pas pourquoi je te cause, vu que t’existes plus. Et le premier qui dit que t’existeras pour toujours dans mon cœur, je lui griffe le visage jusqu’au sang et sa cicatrice sera bien là pour toujours, elle. Je sais, je suis méchante, mais fait fallait pas me faire ça, surtout le jour de mon anniversaire. Il est pourri ton cadeau et en plus, il est éternel. Ça veut dire que ça ne s’arrête jamais, m’a dit ma prof de français. Elle m’a appris l’adverbe aussi : éternellement. Je suis son chouchou, la meilleure de la classe. Du coup maintenant je peux dire que ma vie sera éternellement pourrie, j’suis trop contente, vive le français !
Tu l’aimais tant, cette langue, maman. Tu m’as même dit que c’est pour elle que vous avez quitté le Liban. Quitter son pays pour une langue qui contient le mot éternellement, c’est ouf ! Et tu vas parler quelle langue, maintenant ? Celles des anges ? Avec des mots silencieux qui s’écrivent à l’encre magique, celle qui devient invisible ? Et ben, non, même pas ! Tu ne vas plus rien dire du tout, vu que ta langue elle va se décomposer comme tout le reste, et que tous les mots réconfortants que tu aurais pu me dire, ce sont les vers de terre qui vont les grignoter, et c’est trop con, parce qu’ils ne savent pas lire, ni le français, ni l’arabe.
Maman, d’habitude à cette heure-ci, tu devrais être en train de me raconter une histoire, mais j’entends rien. Que la grande aiguille de ta montre à aiguilles, qui est restée sur ma table de nuit, qui s’appelle une trotteuse, et qui tourne en rond. Combien de tours encore jusqu’au matin ? Combien de tours avant que mes larmes s’épuisent ? Y parait que quand un nombre est très très très très grand, il atteint l’infini, qui est un endroit qu’on n’atteint jamais, comme la ligne entre la mer et le ciel, qui s’appelle l’horizon. Du coup je ne suis pas sûre d’avoir compris, mais j’ai compris quand même, c’est un peu comme éternellement, mais pas tout à fait. Mais ça ne change rien au fait que la trotteuse, elle a beau bouger, elle revient toujours au même endroit et que je ne m’en sortirai jamais sans toi, maman.
Même s’il y a papa qui est gentil et qui fait des efforts pour me sourire, alors que je vois bien que ses yeux sont remplis de rouge, là où c’est blanc d’habitude. Ça avait fait pareil quand grand-mère était morte, là-bas, à l’autre bout de la mer et que papa n’avait pas pu la revoir, vu qu’il ne sait pas nager. Enfin, c’est ce qu’il m’avait expliqué, pour me faire rigoler, parce que lui, il n’en avait pas trop envie, de rigoler, à ce moment-là. Et ça avait marché, j’avais rigolé et je crois que ça lui avait fait du bien d’entendre mon rire. Sauf que ce soir, ça ne marcherait plus, je ne pourrais pas lui faire du bien en rigolant, vu que je n’en ai pas envie du tout. Peut-être qu’il faudrait que je me force à rigoler, que ça lui ferait du bien. Faudrait que je pense à un truc drôle, comme le jour où mon oncle à offert un coussin péteur à son fils, Amin, et que depuis je l’appelle mon cousin péteur. Amin, ça le fait pas rigoler, mais moi, j’éclate de rire, d’ailleurs on pourrait aussi dire que je pète de rire, et ça me fait encore plus rigoler. Alors mon père entre dans ma chambre, étonné, et je lui explique, entre deux hoquets, et il se met à rire lui aussi, et on rigole, comme deux fous, pendant je ne sais pas combien de temps. Et là, je vous jure, j’ai entendu le rire de maman se mêler aux nôtres, pour la dernière fois.