Aujourd’hui, ça fait cinq ans jour pour jour que Mathilde a disparu.
C’était un lundi de juillet, grand soleil, petit vent doux, air au parfum d’herbe, de pierre sèche et de fleurs encore intactes. C’est ça qu’elle voulait voir, Mathilde, les alpages piquetés d’arnica, de gentiane, de linaigrette… En cueillir quelques-unes avant la moisson prochaine.
Quand elle l’avait annoncé à Yannick, il se souvenait avoir rétorqué qu’elle choisissait mal son jour. Elle devait bien savoir qu’il avait du pain sur la planche, des corvées sans cesse remises à plus tard et dont il était grand temps de se débarrasser ! Réparer la barrière, ranger le grenier… ou quoi d’autre ? Il avait oublié. Depuis ce jour-là, sa mémoire jouait à cache-cache. Ce dont il était sûr, en revanche, c’est qu’il lui en avait parlé la veille.
Elle avait haussé les épaules, en une sorte d’acquiescement mi-résigné, mi-satisfait. Yannick aurait juré qu’elle était ravie de ce moment de liberté où elle n’aurait pas à subir ses perpétuelles recommandations.
– Tu as toujours peur de tout ! lui reprochait Mathilde, quand ils arpentaient l’alpage.
Il aurait pu se réjouir lui aussi de se retrouver seul une demi-journée, mais il détestait la savoir seule sur ces hauteurs escarpées, aussi dangereuses que sublimes.
Elle avait quitté la maison à 10 h 30 précises. Thomas, le facteur, ponctuel comme une horloge suisse, venait de finir sa tournée dans le hameau. Ils avaient échangé quelques mots et elle avait attendu qu’il s’éloigne pour prendre la route à son tour. Yannick voyait encore sa silhouette décidée s’éloigner sur le sentier, après une dernière caresse à ses roses orangées préférées. Elle avait emporté ses bâtons de marche et noué autour de sa taille sa veste jaune fluo en fibre technique, la plus légère, celle qu’elle réservait à ces balades d’été où l’on ne sait jamais ce que la météo vous réserve, si le vent ne va pas se lever d’un coup, des nuages de pluie apparaître, toutes ces choses imprévisibles qu’ils étaient venus chercher ici, en plus du calme et de la beauté.
C’était lui qui avait préparé son sac à dos, avec la gourde d’eau aromatisée au citron, du pain à l’épeautre, des barres chocolatées, de la tomme et des fruits. Il avait pensé à tout. Pas elle.
Vingt minutes plus tard, en montant à l’étage, il avait aperçu son portable, tombé sous la table basse. Partir randonner seule et sans portable, quelle folie ! Mais qu’arrivait-il donc à sa femme ? Yannick avait enfourché le vélo et pédalé de toutes ses forces. Mais il avait eu beau rouler et crier son nom, Mathilde n’avait pas répondu. Elle avait dû emprunter le raccourci des Charmettes, étroit, rugueux, pentu, pas le genre de chemin que l’on prend à vélo, et devait être déjà loin. Loin et haut. Dépité, Yannick avait fait demi-tour. Depuis quelque temps, elle oubliait tout. Il se demandait s’il fallait s’en inquiéter. Il n’osait pas lui faire de remarque, de peur qu’elle le prenne mal, préférait mettre ça sur le compte de la fatigue, du travail ou du stress. Du stress, ici ? Quand on veut se rassurer, on est prêt à inventer n’importe quoi. Au moins, on sait à quoi servent les mensonges que l’on se fait.
A 18 heures, Mathilde n’était toujours pas rentrée.
Cela faisait déjà longtemps que Yannick sentait monter la panique, mais il serrait les dents, se concentrait sur sa tâche. Il aurait pu s’impatienter, s’interroger, s’agacer, se mettre en colère, mais il avait paniqué direct en remarquant qu’à 16 heures elle n’était pas encore là. La vraie peur, celle qui vous tord les tripes, lui était tombée dessus sans pitié. Il avait lutté, repoussé au maximum le moment d’appeler les gendarmes, en une tentative aussi pitoyable que vaine de repousser l’évidence. Après ça, l’angoisse s’était substituée à la panique, aussi cruelle, mauvaise. Et stérile.
Moins de trente minutes plus tard, le véhicule bleu marine pilait devant la maison dans un crissement de freins. A l’intérieur, trois hommes, dont le lieutenant, et une jeune femme, plus deux chiens à l’arrière. Yannick avait répété les mêmes mots qu’au téléphone avec l’impression latente que ça ne serait pas la dernière fois.
En juillet, la nuit tombe tard, alors l’équipe avait exploré longuement, minutieusement, jusqu’à la destination supposée de Mathilde. Ils avaient lancé les chiens sur les traces de la « disparue », même si personne ne prononçait encore le mot. On préférait parler d’absence, de retard, d’imprudence, de gens qui se perdent dans des lieux qu’ils croient connaître.
Ils avaient fouillé, arpenté, escaladé, observé… et enfin – il devait être 21 heures –, avaient trouvé le sac de Mathilde, au niveau de la corniche du Morvan, un chemin qui n’existe sur aucun guide, mais qu’elle aimait par-dessus tout, avait expliqué Yannick. Sans lui, ils ne seraient jamais allés fouiner jusque-là. La besace était vide, la gourde et les provisions avaient disparu.
Sa veste fluo était bien visible, une vingtaine de mètres en aval, accrochée à un taillis. Plus bas, il y avait le torrent qui grondait, crachant ses flots déchaînés et ses postillons d’écume. Mais de Mathilde, point de trace.
Quand il avait fait trop sombre, les quatre gendarmes avaient interrompu les recherches. Ils reviendraient le lendemain, à la première heure.
Cette nuit-là avait été la plus terrible que Yannick ait jamais vécu – et ne vivrait probablement plus jamais. On ne souhaite ça à personne, même pas à son pire ennemi, et il n’en avait pas.
Les jours suivants, malgré l’hélico, les bergers allemands et même les plongeurs qui avaient dragué le torrent, Mathilde restait introuvable. Seules traces de son passage : un sac vide et une veste. Cette fois, la disparition était actée.
L’événement avait fait du bruit dans la région, habituée aux accidents plus ou moins graves de randonneurs, mais moins énigmatiques. En général, on retrouvait toujours les corps, tôt ou tard.
Cette histoire, Anton et Luna la connaissaient par cœur. A l’époque des faits, il avait 18 ans et elle 16. Ils n’étaient pas en vacances avec les parents. A cet âge-là, on a mieux à faire que passer trois semaines dans un village perdu des Alpes. L’hiver oui, mais en plein été… Non, leur passion à eux, c’était la mer, et ils passaient ce deuxième lundi des vacances dans le Finistère, à Penmarc’h, chez leur oncle, près des spots de surf de La Torche et de Pouldreuzic.
Quand leur père les avait enfin appelés, le mardi soir, ils n’avaient pas voulu y croire. Comment imaginer une chose pareille ? Une mère ne se volatilise pas comme ça, encore moins la leur ! A moins que…
Durant ces cinq années, ils avaient vu leur père passer du déni à la colère, de l’abattement à l’hyperactivité, de la parole à la prostration mutique. Il avait même consulté des magnétiseurs et autres énergéticiens dont les diagnostics, aussi divers que déconcertants, n’avaient fait que l’éprouver davantage. Puis, au bout d’un an sans nouvelle découverte de la gendarmerie locale, il avait semblé sortir peu à peu de sa léthargie, à défaut d’accepter l’inacceptable, de comprendre l’incompréhensible. Il était en quelque sorte revenu à la vie. Pas une vie normale, mais une vie quand même où, avec les enfants, il avait poursuivi sa route vaille que vaille, avec toujours au-dessus de leur tête ce plafond noir d’interrogations, cette chape de mystère. Ne pas savoir. Des émotions en pagaille, dont on ne sait pas trop que faire, sinon les subir.
Car comment admettre quelque chose qui n’existe même pas ?
Comment faire le deuil d’un fantôme ?
***
Hier, ça a fait cinq ans et un jour que leur mère a disparu. Pourquoi personne ne dit jamais qu’elle est morte ? Pourquoi ce mot-là n’a-t-il jamais réussi à franchir la barrière de leurs lèvres ? Ou alors « décédée » ? « Votre mère nous a quittés », « Maman est partie », « Elle a rejoint les étoiles »… ce ne sont pas les expressions qui manquent, pas toujours du meilleur goût. Mais pour Anton et Luna, elle a juste « disparu ».
Cinq ans, ça leur a semblé un bon moment pour un pèlerinage.
Ils donc ont décidé de revenir à Albiez pour la date anniversaire de la… du départ de leur mère. Ils ont pris le train à 11 heures, gare de Lyon, et sont arrivés sur place à 17 heures. Bien sûr, leur père n’est pas au courant – pas question qu’il les accompagne, et il en aurait été bien capable ! Or ce voyage-là, ils tiennent à le faire tous les deux. C’est un projet qui leur appartient, un moment qu’ils veulent partager entre frère et sœur. Orphelins ? Ils ne le sentent pas ainsi. Pour eux, Mathilde est encore là, quelque part, sa présence diffuse ne se dissipe toujours pas. C’est pour cette raison aussi qu’ils ont voulu revenir ici pour la deuxième fois. Peut-être la dernière. Pour être dans le concret, plus dans le fantasme.
Le chalet a été vendu depuis longtemps. A peu près deux ans après la disparition, quand leur père a commencé à sortir la tête hors de l’eau. Il l’a bradée, pour que ça aille vite. Trop de souvenirs. Il n’a rien emporté, ni les meubles ni les affaires – surtout pas les affaires. Il a dit à l’acheteur : « Faites-en ce que vous voulez, la maison est vendue avec. A prendre ou à laisser. »
Bref, faute de gîte, ils ont loué un studio pas cher, dans un petit immeuble près du bureau des guides, à l’autre bout du village. Mais des guides, ils n’en veulent pas, ils iront seuls. Peut-être voudrait-on les dissuader d’aller s’aventurer sur la corniche du Morvan… Peut-être leur raconterait-on l’histoire de leur mère, sans les reconnaître ? Depuis toutes ces années, ils ont bien changé.
Ils se sont levés tôt ce matin et, à peine le café et les tartines avalés, sont partis comme des voleurs, après une nuit blanche pour Anton, pleine de rêves obscurs pour Luna. Le ciel aussi est blanc. Blanc comme un silence. Blanc comme le silence de l’absence. Blanc comme la blessure de l’abandon, de celles qui jamais ne cicatrisent.
Ça fait une heure qu’ils marchent. Au début, ils sont restés muets, une façon de se mettre au diapason du ciel. Puis Luna a commencé à parler. Un mot, une phrase, des riens… Il a répondu, ça les a rapprochés encore et accompagnés jusqu’à ce petit mémorial que personne ne connaît, à part eux et leur père, un peu en contrebas du sentier où les gendarmes ont retrouvé le sac de Mathilde.
C’est Yannick qui, à l’époque, a creusé un trou assez profond et enterré la petite boîte, avec les photos de famille et de vieilles lettres dont lui seul connaît les secrets. Luna a ajouté sa première Barbie, offerte par sa mère pour ses 7 ans, tandis qu’Anton y déposait le vieux CD de Santana que Mathilde aimait tant et lui a donné quand il s’est mis à la guitare. Ce jour-là, ils ont bien tassé la terre par-dessus et ont dressé un petit cairn bien solide. Yannick a même planté un arbuste, juste à côté.
Ils n’ont eu aucun mal à retrouver l’endroit. C’est un peu plus bas, ils y sont presque. Avant, ils font une pause, sur un rocher plat. Luna ne s’en cache pas, elle a peur de la dernière ligne droite, là où la pente, couverte d’aiguilles de pin, se fait encore plus raide et glissante. Heureusement, les arbres devraient freiner leur chute, si jamais ils tombent.
– Fais confiance aux cramponnettes, lui souffle Anton.
Et c’est vrai que sentir la semelle à picots sous ses pieds la rassure un peu, même si ça marche surtout sur la glace, pas sur les aiguilles de pin.
De loin, ils repèrent l’arbuste, il a bien poussé, en cinq ans. Anton serait incapable de dire de quelle espèce il s’agit, Luna penche pour un genévrier.
– Tu as envie d’une boisson chaude ?
Luna sort la Thermos de son sac et remplit de liquide odorant deux gobelets métalliques. Leur mère en avait de presque identiques. Ça lui évoque des souvenirs, un en particulier.
– Tu te souviens du jour où on était allés en forêt, à Rambouillet ? On avait pique-niqué et on s’était perdus…
Anton hoche la tête. Il se rappelle surtout que, le matin, il s’était disputé avec Mathilde. Lui voulait aller au Louvre, d’ailleurs elle lui avait promis, et à la place il se retrouvait avec des chaussures de rando trop larges pour lui, parti pour une balade interminable dans cette forêt qui lui fichait la trouille. Tout ça pour faire plaisir à sa sœur…
– Tu étais sa chouchoute, soupire-t-il. Même si elle l’aurait nié sous la torture.
Luna ne prend même pas la peine de protester. Cette conversation, ils l’ont eue cent fois. Elle regrette d’avoir parlé de Rambouillet, qu’est-ce qui lui a pris ? Anton ne semble pas s’offusquer de son silence et sirote son café à petites gorgées. En bas, on entend le torrent gronder, glouglouter, déglutir, et recommencer, dans un flux sonore ininterrompu. Le jeune homme se penche un peu, pour appréhender la distance, puis regarde sa sœur.
– Tu crois qu’elle s’est noyée ?
Luna secoue la tête. Ça aussi, ils en ont parlé cent fois.
– Non, ils auraient retrouvé le corps, même à des kilomètres…
– Et si elle avait dérivé et s’était retrouvée coincée dans les rochers ?
Et si, et si, et si… Ce sont tous ces « et si » qui tissent ce mystère qui épaissit au lieu de se dissoudre dans le temps.
– Pareil, on l’aurait retrouvée.
Le ton de Luna est péremptoire, définitif. Mais Anton n’en a pas fini.
– Alors, elle est où ?
Silence. Il enfonce le clou.
– Tu savais qu’elle avait menacé papa de partir, un jour ?
– Partir ? N’importe quoi…
N’importe quoi peut-être, mais Luna a sursauté. Du café coule du gobelet sur sa veste.
Partir, partir, ce sont des paroles que l’on prononce dans la colère, un soir de dispute, mais des menaces que l’on ne met jamais à exécution, juste des mots. Les vraies fuites se font en secret, dans le silence, le non-dit, l’ellipse…
– C’est lui qui t’a dit ça ?
– Oui, répond Anton en se levant. L’hiver dernier, un soir où il avait un peu bu.
– Et c’est maintenant que tu m’en parles ?
Le ton est lourd de reproches. Luna est touchée, ça se voit. Un point partout.
– Désolée, petite sœur, je disais ça comme ça ! Oublie…
– En même temps, ce sont des choses qui arrivent…
– Quoi ?
– Des gens qui simulent un accident pour changer de vie.
Anton sourit franchement à présent.
– Si maman avait vraiment voulu quitter papa, elle n’aurait pas eu besoin de toute cette mise en scène, crois-moi ! Et elle ne nous aurait jamais laissés comme ça, derrière elle.
– Elle rêvait peut-être de retrouver sa liberté ? Plus d’enfants, plus de patron, plus de mari…
– Jamais elle n’aurait fait un truc pareil, elle nous aimait trop, tu es bien placée pour le savoir !
L’argument semble porter. Luna se lève à son tour, vide le fond du gobelet dans l’herbe, reprend celui d’Anton, range la Thermos.
– Mais elle est où, putain ?
Anton regarde sa sœur sans répondre. L’ovale de son visage, le nez retroussé, les sourcils en accent circonflexe, la petite fossette sur sa joue droite, les yeux gris-bleu, les lèvres fines. Les cheveux sombres, les taches de rousseur sur les pommettes. Comme elle ressemble à leur mère ! Il a envie de lui répondre que Mathilde est là, devant lui, à cet instant précis, en beaucoup plus jeune, mais si reconnaissable. Mais il se tait. A quoi bon ?
Elle est morte, bien sûr qu’elle est morte.
Luna a tenu à ouvrir la marche, pour les derniers mètres. Ils descendent avec précaution jusqu’au petit mausolée.
Un oiseau s’est posé sur l’arbuste, mais ce n’est pas lui qu’ils regardent.
Luna et Anton se figent. Le temps est suspendu.
Du cairn n’ont tenu que les plus grosses pierres et c’est déjà un petit miracle en soi. L’autre miracle, c’est le bouquet de roses savamment coincé entre elles. Les fleurs sont sèches, mais pas assez pour en avoir effacé la couleur : orangé. Les roses préférées de Mathilde.
Quelqu’un est venu ici il n’y a pas longtemps, deux semaines tout au plus. Quelqu’un a déposé des roses sur ce petit monument qu’eux seuls connaissent, et pas n’importe lesquelles. Ça ne peut pas être leur père, Yannick n’est plus venu depuis au moins six mois, et encore. Alors qui ? Qui serait assez fou pour s’aventurer dans cet endroit inculte et piégeux qui n’a rien d’autre à offrir que des pentes glissantes et une vue, imprenable certes, sur le torrent ? Qui, à part leur mère, qui disait adorer ce lieu, provoquant les haussements d’épaules irrités de son si prudent mari ?
Anton et Luna osent à peine se regarder, tant l’hypothèse leur semble absurde.
Ils sont venus ici pour enterrer leur mère une bonne fois pour toutes et, en cinq ans, celle-ci ne leur a jamais semblé plus vivante. Par la puissance d’un petit bouquet de fleurs desséchées qui semble les narguer. Cinq roses orangées.
Une par année.