La lumière : déclinaisons

Premier texte:

Elle est là, tout au bout. Je reconnais son pas, même à l’horizon. Une lumière dorée émane d’elle. Si on sait que le désir est variable, en l’occurrence il est à son maximum. Liquide, empreint d’embruns.

Il pourrait faire gris, si gris, que sa seule présence suffirait quand même à me chatouiller. À me rassurer.

Je n’y tiens plus: irrésistiblement, elle m’attire. J’ose franchir les portes du ciel, lentement, à petits pas. Je me laisse absorber, couler, au rythme du ressac. Goulûment, j’investis la lumière. Elle me dévore en retour.

Deuxième texte:

Les antennes des toits de Paris sont des mâts de bateaux. Vogue la galère ! C’est ce qui permet de naviguer au-dessus des nuages, de fuir le gris qui colle de partout. De voir la lumière, enfin ! Seuls les habitants sous les toits le savent, c’est un secret bien gardé. Aux côtés de goélands de passage, chaque hiver, ils migrent. Cela se fait sans bruit: il suffit de lever l’amarre de nuit. Les voiles de tôle grise se déploient et la barre, cachée dans un placard ou sous un plan de travail, permet un déploiement rapide. C’est d’autant plus facile que les parisiens ne sont pas bien attentifs. Ils lèvent rarement les yeux vers le ciel. Pour les rares qui le font, le phénomène s’apparent à une éclipse.

Les marins du ciel caressent alors les nuages cotonneux, faisant cap sur la lumière et la promesse d’un hiver éclatant, aux contours dorés.

Une fois le printemps arrivé, pas de problème: les voiliers retournent à bon port. Parfois, certaines antennes sont un peu tordues, victimes d’intempéries atmosphériques. Ainsi va la vie des parisiens et parisiennes des derniers étages, privilégiés, maîtres des rivages du ciel.

Troisième texte:

On est entourés de lumières artificielles: celles des écrans bien sûr, celles de nos appartements, des lampadaires… Pour vous dire, je me suis même acheté une lampe de luminothérapie pour vaincre la morosité de l’hiver. J’ai l’impression d’être une plante qui pousse mal. parfois, je lève les yeux au ciel, et je lutte pour y voir quelques étoiles. Tous ces subterfuges maintiennent un déséquilibre sociétal. Je vous le dis – et je le pense – on manque d’indignation collective ! Comment a-t-on pu accepter de vivre dans le gris, de commercialiser des simulacres de soleil? On est mous, mous !

C’est décidé: je me mets en résistance, je déménage à la campagne. Assez, d’avoir peur dans le noir. Moi aussi, je veux un chat, de la place, du silence… De la vie, quoi ! En ville, on nous passe la pommade, on nous garde sous serre. Alors, tant qu’à faire, autant monter mon propre potager si vous voyez ce que je veux dire.

Je m’y vois déjà, dans ma véranda, avec vue sur un cours d’eau, baignée des rayons du matin… Bon, il faudra renoncer à voir mes amis souvent, c’est sûr. Puis, les commerces ne sont pas ouverts le dimanche, en province. Et puis, il y a de plus en plus de déserts médicaux…. Non mais je fais le bon choix, c’est sûr.

J’ai un doute: il y a des livraisons de restos, en campagne?

Aaaah, bon, je vais aller me prendre une cure de vitamine D. Je me suis prise pour une fougère, en fait ? N’importe quoi.

Quatrième texte:

Mes parents ont toujours eu de drôle de goûts en déco. Cela s’illustre particulièrement dans le salon, où trône actuellement une reproduction d’un affreux tableau de Goya, pile face à moi lorsque je mange. (Oui, nous avons bien sûr une place attribuée à la table familiale).

J’ai tenté à plusieurs reprises de les faire en changer, en vain. Certaines choses demeurent… Et d’autres évoluent. Comme l’âge de mes parents, d’ailleurs. On dit souvent qu’il est dur de voir ses enfants grandir, mais on ne parle jamais de ce serrement au coeur quand on constate que nos parents vieillissent.

Ce sont de petites choses: quand ils baillent de plus en plus tôt le soir. Quand même s’habiller prend plus de temps. Quand ils ont besoin d’aide pour faire ceci, ou cela. Quand la parole se libère. Que la pudeur tombe. Récemment, de nulle part, mon père m’a dit qu’il m’aimait. Il ne l’avait jamais fait. Je n’en avais aucun doute, bien sûr, mais ça a laissé son empreinte dans mon coeur. Vieillir, paradoxalement, c’est laisser les années se désemplir. Accueillir.

J’ai interrogé mon père à ce sujet. Il a d’abord râlé: « encore tes grandes questions, pfff ». Puis, il y a réfléchi. Selon lui, vieillir c’est « voir l’horizon qui se rapproche, qui rétrécit ». je ne lui ai pas demandé s’il y voyait de la lumière. J’aurais dû. Quant à ma mère, tout ce que je sais c’est que, « après toutes ces années passées à cotiser, tu me laisses pas mourir comme ça, hein ! Tu dis aux médecins de travailler plus et de me garder en vie. C’est tout! » Je les aime, infiniment. Alors ils pourraient faire un effort et ne pas vieillir, non ? Laissez-moi être une enfant, juste deux minutes. Mettre une claque à ma phobie.

Au final, je sais deux choses: que c’est irrationnel (et que le mieux reste encore de passer avec eux des moments les plus lumineux possibles). Et qu’il n’y aurait rien de pire que de mourir avec, comme dernière image, ce foutu tableau ! Demain, je le décroche.

Cinquième texte:

Ce que je préfère à noël, c’est que ça scintille dans le salon, de toutes les couleurs, comme des paillettes. Même si ça fait un peu peur, surtout à cause du tableau au-dessus de la table. il est bizarre, mais ma maman l’aime bien. Et moi j’aime bien ma maman. Sauf quand elle crie.

La dernière fois, on est allés voir la mer et même que j’ai mis du sel dans les trous du sable et qu’il y a des trucs comme des poissons qui en sont sortis. On a rempli un seau avec ! Par contre, trop difficile de trouver les teintes des poissons dans l’eau. C’est comme du gris, un peu.

Au loin, il y avait des bateaux. Moi, je rêve d’avoir un grand bateau, avec mes copains dessus et un perroquet. On serait des pirates de l’air ! J’ai bien appris, à l’école la maîtresse nous a dit que l’eau c’était le « continent inexploré ». Je suis pas d’accord. C’est le ciel qu’on connaît pas. Y’a pas de carte du ciel. pourtant, les oiseaux, ils savent se repérer. Ils sont trop forts. Moi, je saurais pas. C’est très, très grand.

En plus, il n’y a pas la guerre dans le ciel, parce qu’au-dessus des nuages c’est trop beau. Alors personne s’énerver. C’est pour ça aussi que je veux que mes parents viennent sur le bateau dans le ciel. En plus, souvent, les parents ici ils disent qu’ils en ont marre de la ville. j’ai déjà pris l’avion pour la première fois, on est allés à Zanzibar ! Même que j’ai vu des nuages roses et que j’ai pas eu peur. C’était trop bien. L’avion, c’est presque comme un bateau du ciel, sans le faux air de la cabine que ma maman n’aime pas. Elle tousse tousse et elle dit que ça lui assèche la peau. Sa peau toute douce.

Parfois, quand elle vient me dire bonne nuit, je la touche. C’est comme un doudou. Elle sent bon, ma maman, elle sent l’été. Je lui ai dit une fois et elle a pleuré des grosses gouttes et c’est tombé dans ma bouche et ça avait le goût du sel. Elle me dit que je suis sa petite lumière et moi j’aime bien, sauf si c’est comme la lumière toute blanche de l’hôpital.

À noël, je vais voir mes cousins. Il y aura Léa, Josépha, Maxime… C’est trop chouette, on va jouer et Maxime a intérêt à partager ses legos. Lui, il a toujours les meilleurs cadeaux, que tonton lui offre à lui et pas à moi. maman dit qu’il est « pourri gâté » et c’est rigolo parce que ça veut bien dire qu’il est tout pourri. Mais au moins, lui il veut bien jouer. Parce que maman elle est souvent fatiguée. « Je suis plus toute jeune », qu’elle dit, et moi je suis pas d’accord parce que ses yeux sont de nouveau tout bien allumés comme avant.

Ça, c’est parce qu’elle a « rencontré quelqu’un », je crois que c’est comme ça qu’elle l’a dit à sa copine Nicole au téléphone. Nicole, elle pue. Elle parle tout le temps en plus, alors quand elle est là, moi je dis rien. Attention, si maman a un amoureux il a intérêt à être gentil sinon moi je l’accepte pas sur mon vaisseau. Ah et je crois que les invités sont là, maman m’appelle.

En tout cas, bah moi j’ai pas oublié que papa n’est pas là. Alors je l’attends un peu.

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