La veuve était en blanc

Nous ne sommes pas prêts de l’oublier. Une glissade calme et apaisante sur la Seine puis une traversée annoncée mystérieusement par le capitaine du navire : je vais devoir faire la Manche. Y a-t-il quelque chose de compliqué dans cette traversée ? Au début du trajet, Maëlys avait sorti son vernis rouge, l’avait secoué. Elle avait pris soin de ses ongles et les avait laissés sécher à l’air marin qui s’engouffrait. Elle n’entend que la fin de l’annonce du capitaine : la Manche. Une traversée qu’elle avait faite adolescente pour aller visiter Londres.
Aujourd’hui, elle se prépare à un plus long voyage parce qu’elle a peur de l’avion.
Nous ne sommes pas prêts de l’oublier. Maëlys perçoit cette bribe de conversation de ses parents. Pour une fois qu’ils ne sont pas en train de se disputer. Ils lui avaient gentiment demandé de les accompagner sur cette croisière. Un cadeau d’anniversaire de mariage.
– Tu comprends, ma chérie, cinquante ans d’union avec ton père sans s’entre-tuer, ça mérite un beau voyage, tu ne crois pas ?
– Oui sûrement, avait acquiescé Maëlys. Mais pourquoi je viens moi alors ?
– Parce que tu es le fruit de notre amour, pardi !
– Maman, c’est gentil, mais la vraie raison s’il te plaît, c’est quoi ?
– On ne sait jamais avec ton père tu sais. Au cas où il aurait le mal de mer ou je ne sais quoi, je préfère que tu sois là.
– Je ne comprends vraiment pas pourquoi, mais bon pourquoi pas.
Maëlys s’était jetée à l’eau. Elle avait plaqué son boulot, son métro et son dodo pour se lancer dans cette croisière avec ses parents. Elle s’était prise à rêver d’y rencontrer son Jack qui ne coulerait pas au fond de l’océan parce que la planche était trop petite.
Maëlys fait glisser ses pieds nus sur le ponton au rythme d’une musique, imaginaire, en fond sonore.
Nous ne sommes pas prêts de l’oublier. Cette phrase retentit et siffle dans les oreilles de Maëlys. Elle continue d’onduler d’une démarche chaloupée. Elle repère la proue du bateau, l’endroit même où elle se tiendra debout, les bras en croix et son Jack qu’elle n’a pas encore rencontré criera « je suis le roi du monde ».
Maëlys pense à sa mère. Elle parle beaucoup trop mais ne dit jamais ce qu’il faut et ne répond pas aux questions. Elle est souvent à côté de la plaque mais toujours aux fourneaux.
Nous ne sommes pas prêts de l’oublier, avait-elle dit assise sur le transat. Puis son père avait renchéri : Oui, nous ne sommes pas prêts de l’oublier.
Maëlys a noué un foulard dans ses cheveux. Comme dans les films. Sa longue robe blanche danse dans le vent. Ses bracelets rouge et or se cognent et forment une douce mélodie. Maëlys fait vite le tour du paquebot. Elle repasse devant ses parents. Sa mère s’esclaffe, une coupe de champagne à la main.
– Je suis pompette, ça faisait longtemps, hein ?
– T’en es à combien de coupettes, là ? Faudrait pas que ça te donne la gerbe.
– Oh la la, quel rabat-joie tu peux faire toi quand tu t’y mets ! Je me demande comment j’ai pu tenir cinquante ans auprès de toi !
– A qui le dis-tu !
Les parents aperçoivent Maëlys et sourient. Le ton change. De la taquinerie sur une pente dangereuse pouvant mener à des éclats de voix, ils se mettent à rire à gorges déployées. Ah ça c’est certain, nous ne sommes pas prêts de l’oublier, disent-ils en chœur.
Quoi donc ?, se demande Maëlys. Ils ne sont pas prêts d’oublier ce voyage ? Ils ne sont pas prêts de l’oublier, elle, avec ses rêves plein la tête ? Ils ne sont pas prêts d’oublier qu’ils s’aiment et se détestent depuis cinquante ans ?
Maëlys redresse ses lunettes de soleil, leur sourit et repart pour un tour. Elle descend d’un étage, elle déambule. Heureusement, la mer est calme.
Maëlys cherche mais ne trouve pas. Elle ne sait pas non plus trop ce qu’elle cherche à part son Jack, mais un Jack qui, lui, resterait vivant. Longtemps. Une larme coule sur sa joue droite. Elle l’écrase de sa phalange.
Elle entre dans une immense salle, au fond un piano à queue et un parquet lustré, brillant. Elle se lance dans une valse à trois temps, fait attention à son port de tête, son cadre et compte un, deux, trois, un, deux, trois.
Elle vole, sa mémoire envolée, ses souvenirs oubliés. Elle ne peut pas. La pelouse doit être couverte de pâquerettes désormais. Elle s’imagine en cueillir une et lui enlever les pétales un à un en récitant il m’aime, un peu, beaucoup, à la folie, passionnément, pas du tout. A chaque fois, ça tombe sur « pas du tout ». C’est obligé, se dit-elle, sinon il ne m’aurait pas quittée.
Ça s’agite dans le fond de la salle et l’arrière-salle. Des bruits d’assiettes, de verres, de vaisselle. Des talons qui claquent sur le parquet. Des costumes trois pièces avec nœud pap qui dansent avec d’énormes plateaux en argent.
Maëlys s’échappe par une porte battante. La voix du capitaine grésille dans le haut-parleur. Prochain arrêt : République. Maëlys se gratte la tête, elle a dû mal comprendre. Elle demandera à ses parents. Mais pas maintenant.
Elle passe devant une piscine avec un bar. Personne dans l’eau. Personne accoudé non plus. Ça doit être fermé, songe-t-elle. Elle croise un maître-nageur en maillot de bain rouge avec une bouée rouge et blanche en bandoulière. Il lui sourit en guise de bonjour et continue d’un pas assuré et rapide. Un homme à la mer ? Est-ce possible, s’interroge Maëlys. Pas son Jack, elle espère. Ils n’ont pas heurté d’iceberg et ils ne sont pas en train de couler.
Les moteurs du paquebot s’affolent. Ça fait un boucan énorme. Terre à l’horizon. Première escale. Premier port.
Maëlys aimerait remettre les pieds sur terre. C’est trop douloureux. Elle a peur de sombrer. Ça tague un peu trop.
Le bateau fait des manœuvres dignes d’un créneau à Paris, pourtant il n’y a que de l’eau, devant, derrière, à droite, à gauche. Un énorme bruit métallique se déroule et éclabousse. La robe blanche de Maëlys est trempée. Ça ne la dérange pas, elle aime bien. Ça lui rappelle comme elle était heureuse de recevoir l’eau du ciel.
Elle entend un bruit de manivelle et quelqu’un crier : Oh capitaine, mon capitaine, la passerelle est baissée. Maëlys s’imagine monter sur un pupitre et crier ces mêmes mots. Oh capitaine, mon capitaine.
Dans la cuisine, ça s’agite. C’est le moment de vider les poubelles. Ça se bouscule, ça joue des coudes. Il y a pourtant du temps normalement. Elle entend un homme dire d’une voix menaçante « You’re talking to me ? » Elle n’entend pas de réponse. A nouveau « You’re talking to me ? ». Et rien, juste le vent qui siffle.
Sa mère s’approche d’elle.
– Ah ! Tu es là ma chérie. Tiens, mets ce châle sur les épaules parce qu’il fait pas très chaud à Reykjavik tu sais. J’espère que ça va te plaire. Nous ne sommes pas prêts de l’oublier. Je t’ai dit, non ? Normalement, la suite du voyage, c’est une traversée en traîneau. Il faut en profiter avant la fonte des glaces, hein, tu crois pas ? Allez, viens, on va rejoindre ton père. Le pauvre, il est en train de tirer la valise tout seul avec l’urne sous le bras. Faudrait pas qu’il la fasse tomber. Allez, allez, ma chérie, on y va là, qu’est-ce que t’attends ?
Dans l’arrière-salle, la bagarre n’a pas eu l’air de partir, ça s’était calmé ou ça s’était juste déplacé.
Maëlys frissonne. Le vent est fort et froid.
– Dépêche-toi, tu vas attraper la mort. On a réservé dans une jolie auberge pour bien manger, enfin j’espère, et se changer pour le traîneau. J’adore cette idée de faire le tour du monde et le tour des saisons dans un seul et même voyage. Pas toi ? Allez, dépêche-toi, ton père est sûrement mort de faim, il n’a rien gardé dans l’estomac pendant la traversée, le pauvre. T’aurais dû voir ça, il était tout vert !
Dans le traîneau, Maëlys est assise dans le sens de la marche, ils se sont tous serrés pour être dans le sens de la marche. Son père a calé l’urne devant eux et l’a recouverte d’une petite couverture à carreaux.
Maëlys regarde droit devant, plisse les yeux dans son masque qui la protège pourtant. Elle se demande s’ils vont voir des ours blancs, des phoques et des pingouins. Elle veut demander à sa mère si on dit pingouin ou manchot mais se ravise. Ils n’en verront probablement pas.
Les huskies sont d’une rapidité déconcertante. Ils sont vifs, concentrés et synchronisés. Maëlys les observe et les admire. Ils sont libres. Ils courent dans de grands espaces. Elle oublie les harnais, le poids du traîneau. Elle pense au Père Noël et se dit qu’il est bien con d’avoir choisi des rennes, les huskies c’est vachement mieux.
Ils ne doivent pas être loin du Pôle Nord, remarque-t-elle. Et si le Père Noël existait vraiment, il ne serait pas très loin d’ici, non ? Elle aperçoit de la fumée au loin. La cheminée du Père Noël ? Elle ne le saura pas, ils ne vont pas par là.
Elle entend ses parents parler mais ne comprend rien. Tous les sons sont emmitouflés. Les yeux de son père sont tombants et rieurs, ceux de sa mère perçants et frondeurs. Le guide se tourne légèrement pour annoncer le prochain arrêt : La Courneuve., avec un pouce en l’air.
Maëlys hausse les épaules pour questionner ses parents. Sa mère lui montre deux pouces en l’air d’enthousiasme. Le traîneau s’arrête enfin. Ils finissent en motoneige jusqu’au centre du village.
– C’est vraiment beau Terre Neuve ma chérie, tu ne trouves pas ? Tu vas voir, on va descendre en train, je suis sûre qu’il y a des steppes, des taïgas, de la toundra, enfin un truc comme ça, c’est forcé, non ? Ça va être fabuleux ce voyage en train à travers Terre Neuve. Chéri, tu as bien pris l’urne ?
– Nous ne sommes pas prêts de l’oublier, mon cœur, t’inquiète, je m’en occupe. Ça vous dit qu’on casse la croûte avant ? J’ai une faim de « husky ». Ah ah. T’as vu chérie, mon sens de l’humour ? Toujours là, toujours à propos, hein.
– Mais oui, mais oui, si tu veux. Une faim de husky, j’adore, j’adore. Tu me feras mourir de rire un jour, toi ! Allez, on y va, j’ai toujours rêvé de faire un voyage en train genre l’Orient-Express. Mais là y a pas de crime et c’est plutôt l’Occident-Express !
Maëlys tente soudain : je ne comprends pas, on va où ? Et pourquoi vous vouliez que je vienne avec vous ? Et puis, c’est qui dans l’urne ?

Ce contenu a été publié dans Atelier Petits papiers. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

2 réponses à La veuve était en blanc

  1. Sylvie W dit :

    comme j’aime cette traversée entre réalisme et rêve. C’est plein de suspense aussi: mais qui est donc dans l’urne… on imagine!
    « Faire le tour du monde et des saisons en un seul voyage » et même le tour des fantasmes.
    Bravo.

Laisser un commentaire