Les souvenirs

Le chant du coq le tire de son sommeil mouvementé. Il entend le vent et la pluie qui frappent les carreaux, il a oublié de fermer les volets. Quand il était arrivé à la nuit tombée, il s’était empressé d’avaler une soupe en boîte dépourvue de tout arôme, avant de monter au premier étage. Il avait hésité entre les trois chambres à sa disposition. La première, celle des parents, la vue du couvre-pied lui rappela immédiatement son père, ses ronflements, ses rugissements, ses bouffées de colère, il referma la porte. La seconde lui offrit une image de coussins roses, de pétales mauves dans un ciel d’orage accrochées au mur. Les rires et les gloussements des fillettes qui avaient dormi là, semblaient être restés accrochés aux lèvres des poupées Barbie qui attendaient sagement un nouvel été. Il savait qu’il lui restait celle des garçons, la chambre qu’il avait partagé avec Milo plusieurs années. Milo, dès qu’il revenait dans la maison, son souvenir faisait monter en lui une bouffée d’émotions sur laquelle il ne voulait pas mettre de mots, surtout pas. Quelle chambre serait la moins pire pour lui assurer un peu de sérénité pendant son séjour ? Il n’allait tout de même pas s’installer dans le salon. Alors, il s’était installé dans la chambre des garçons, dans son lit près de la fenêtre d’où il pouvait apercevoir le balai des hirondelles, attentives à renforcer leur nid accroché sous la gouttière au fil des saisons. C’est comme ça, la maison était restée dans son jus pendant des décennies jusqu’au placement de sa mère dans un Ehpad, lorsque la fuite de ses souvenirs, de ses pensées et pour finir de la parole l’avait placée dans un isolement qui ne semblait pas l’avoir fait souffrir. Son militaire de père avait depuis longtemps déposé les armes, plongeant dans le grand sommeil sans que jamais, une fissure ne soit apparue sur sa cuirasse. Son absence avait fait voler un petit air de liberté dans la maison avant qu’elle ne devienne silencieuse.

Aujourd’hui, il est venu pour faire le ménage, enfin pas vraiment, plutôt faire le vide mais ce n’est pas évident, disons plutôt faire un tri, un premier tri. Ce serait sans doute plus facile s’il le faisait à deux. Il pense aux filles qu’il n’a pas vues depuis bien longtemps, combien d’années, il n’en sait plus rien. Pas les deux, oh non, cela le fatigue rien que d’y penser. Elles seraient capables de tourbillonner dans toutes les pièces, en ayant toujours quelque chose à dire, en s’interpelant d’un étage à l’autre. Mylène ou Cécile ? Plutôt Cécile, elle est plus cool, moins curieuse. Oui, ce serait bien avec Cécile. Il attrape son téléphone pour s’assurer qu’il a conservé son numéro. Oui, il l’a mais il est 7h00 du matin, un peu tôt pour appeler même s’il entend roucouler les pigeons depuis un bon moment. La pluie a cessé, les gouttes s’accrochent encore en espérant laissé un souvenir de leur passage sur le rebord de la fenêtre. Il sort une jambe du lit, les idées bien claires. Il sent l’humidité qui imprègne le couvre lit et les rideaux. Cela le propulse comme un ressort, il se lève et ouvre la fenêtre. Des gouttes d’eau s’écrasent sur ses pieds nus. L’odeur de terre mouillée monte jusqu’à l’étage, il va falloir coupée l’herbe avant que les premières fleurs n’envahissent le terrain. La basse-cour de la voisine est déjà réveillée. Il lui semble apercevoir les poules qui se chamaillent pour un ver de terre qui a eu l’imprudence de s’exposer à leurs petits yeux vifs et à leurs becs acérés. Il se souvient que les voisins leur donnaient des œufs frais qu’ils mangeaient à la coque en trempant les mouillettes que sa mère leur préparait. La voisine est veuve maintenant, elle a dû voir sa voiture, ses volets sont déjà ouverts et son chien est dans le jardin. Il est comme sa maîtresse, le poil terne et une patte traînante. Il ne doit plus surveiller grand-chose dans le quartier. Auparavant, aucun mouvement n’échappait à sa vigilance, aujourd’hui, il a la vue basse et aucun bruit ne l’agite.

Il soupire un grand coup et s’extraie de la fenêtre. Il est temps de boire un café. Dans la cuisine, les placards sont pratiquement vides. Pas trace d’un filtre à café et le pot de nescafé est tout sec, il faudrait un pic pour en tirer quelque chose. Il décide d’aller au village pour prendre un petit déjeuner au bar-café-restaurant-supérette sur la place. Il attrape ses vêtements machinalement, prend une douche rapide. Il se rend dans le garage où tout est stocké. Dans sa tête, il pense, vélo ou trottinette ? tout en se voyant filer les cheveux au vent, le visage giflé par l’air frais. La vue de la poussière et des toiles d’araignées le ramène à la réalité, les pneus sont dégonflés ou en train de s’effriter. Les canicules successives ont eu raison de leur bonne santé. Il ne lui reste plus qu’à prendre la voiture. Le portail passé, il longe la rivière où ils se baignaient tous les étés. Des chambres à air leur servaient de bouée. Ils se donnaient rendez-vous à l’entrée du pont, avant le grand sapin. Venait qui voulait. Ils se retrouvaient à une douzaine, les fidèles, eux quatre, et les autres qui venaient en vacances pour deux semaines, un mois, deux mois. Il y avait le chef, jamais lui, il aurait bien aimé mais en fait, ce sont les filles qui le désignaient. Mylène et Cécile n’étaient pas les dernières à mettre leur grain, surtout Mylène, petite garce, qui le trouvait toujours trop petit, trop prudent, pas assez casse-cou. Elle avait un faible pour Théo qui courait et grimpait partout. Lui, il le trouvait plutôt grande gueule et pas malin, toujours à foncer tête baissée pour finalement se retrouver dans un cul de sac, dans les ronces ou dans les marais. Tu parles, il a fini garagiste dans un trou paumé, il passe son temps à fumer, picoler et il ne voit plus ses pieds. Quand il le croise, Il ressent toujours une petite bouffée de satisfaction. Il laisse glisser son véhicule à 40 km à l’heure sur la dizaine de kilomètre qui le mène au bourg. Peu de gens dans les rues, les rideaux du café sont relevés, les habitués ont déjà acheté leur journal et leur pain pour la journée. De l’autre côté de la place, dans l’impasse qui longe le stade, les poubelles installées pour le tri sélectif est le nouveau lieu de rencontres. Tandis que chacun vide ses sacs et ses cartons, on partage les dernières nouvelles de la région. Chaque semaine, on retrouve les mêmes personnes, les mêmes jours. Il arrive parfois que leurs pas les amènent jusqu’au commerce pour un café ou un achat urgent.

Après avoir passé commande à une jeune serveuse qu’il n’a jamais croisée, il s’installe à l’une des deux tables sur la terrasse. Il est heureux, de sa place, il domine toute la région. C’est magnifique de voir au loin le découpage des champs, des forêts et les clochers plantés dans les petits hameaux. C’est quand même une belle région, se dit-il, je devrais venir plus souvent. Oui mais la maison doit être vendue. Tous les héritiers se sont mis d’accord et comme il habite Lyon, il a été décidé qu’il devait s’occuper de la mise en vente. Comme d’habitude, il n’avait pas su dire non. En fait, il ne savait pas vraiment ce qu’il voulait. D’un côté, dans cette maison, tous les souvenirs l’étouffaient, lui donnaient envie de fuir et d’un autre côté, il reconnaissait que c’était un lieu où il avait une grande partie de ses racines. Des fils invisibles l’y attachaient et c’est vrai qu’il s’était dit, vider les armoires, c’est vider sa mémoire. Son café refroidit, son croissant s’émiette, il est de plus en plus défait. Il regarde son téléphone, il est maintenant 8h45. Cécile devrait être levée. Elle a toujours été une lève tôt, elle n’a pas dû changer. Je l’appelle ou je lui envoie un message, se demande-t-il. Le texto, cela lui laisse la possibilité de ne pas me répondre maintenant ou de ne pas répondre du tout. Elle peut même m’appeler, cela lui laisse la main. Et comme ça, c’est elle qui fera l’entrée en matière. Satisfait de son raisonnement, il ouvre sa messagerie, s’y reprend deux ou trois fois avant de trouver la formulation qui ne l’engage pas trop. Il prend une inspiration et envoie le message en espérant presque ne pas avoir de réponse. La notification « reçu » s’affiche, les dés sont jetés. Il finit son café et se demande comment il va occuper sa journée. Il n’a pas envie de rentrer, pas envie de rouler sur les routes au milieu des vignes nues et des arbres fruitiers. Bientôt les cerisiers seront en fleur. Cela l’émeut et le ramène à Milo. A-t-il réalisé son rêve de devenir peintre ou décorateur ? Il n’avait pas vu son nom apparaitre dans une revue ou dans une galerie. Il se dit qu’il pourrait rechercher sur internet à partir de son nom. Ici, il y a la 4G, pas comme à la maison où il faut monter au dernier étage pour avoir du réseau. Milo, c’est un diminutif mais son nom ? il ne se souvient plus de l’orthographe. Ce n’est pas la peine d’essayer. Leur amitié était spéciale, un peu… Ils étaient complices mais avec un plus… qui le mettait mal à l’aise. Il ne voulait pas que les autres s’en aperçoivent alors parfois, il était dur, presque brutal pour l’éloigner. Cela faisait de la peine à Milo, il le voyait bien mais il était vraiment mal à l’aise, c’était quelque chose qu’il ne voulait creuser. Le téléphone sonne, un numéro inconnu. En principe, il ne décroche jamais pour un appel inconnu. Il hésite et finit par le faire. « Oui, bonjour dit-il en faisant traîner », « Devine, lui répond une voix féminine », « devine qui ? »  il cherche dans sa mémoire un visage sur lequel accrocher cette voix, « Voyons Guy, tu ne m’as oubliée j’espère ? », « J’ai oublié qui », tout en essayant de refouler les souvenirs qui remontent, « Mais voyons Mylène ! », « Mais, je ne t’ai pas écrit, j’ai envoyé le message à Cécile », « tu as oublié qu’on est inséparable ?, cache ta joie, on est contente d’avoir de tes nouvelles. Figure-toi que c’est la semaine des retrouvailles. Il y a 3 jours à Valence, on a fait une rencontre, tu ne devineras jamais, Milo, en personne ».

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