Un long voyage

Je reconnais son pas même au loin à l’horizon. Ma vue baisse pourtant. Le vent a creusé des rides sur mon front, sur mes joues. Mes mains ont gardé un peu d’agilité, encore un peu pour que je puisse encore pétrir la pâte.
Il en faut de l’énergie, de la force pour faire cela. Il faut aussi que les doigts soient encore mobiles. Les sucreries de Noël sont posées sur la table. Elles s’impatientent de te voir arriver. Tu reviens pour les fêtes après une longue période. Étais-tu partie en voyage ? Tu avais claqué la porte pour ne pas revenir, pour prendre le large, voir l’horizon.
Je reconnais ton pas même loin à l’horizon. Je crois que tu l’as toujours su. C’est pour cela que tu n’as pas eu peur de partir et encore moins peur de ne pas savoir quand tu allais revenir.
Des pas craquent en été sur le sable fin et les bottes de foin qui roulent. Mais ce ne sont pas encore les tiens. Des pas craquent sur la neige éphémère. Ce ne sont toujours pas les tiens. Les saisons passent. Mon cœur se fissure de plus en plus. Et puis, un jour, les larmes ont cessé de couler. Temporairement.
J’ai mis de la musique à fond, j’ai dansé, j’ai levé les bras en l’air. J’ai tourné, tourné, jusqu’à en perdre la tête, jusqu’à en perdre la raison.
Tu enchaînes les concerts, les festivals. Tu me diras quand tu reviendras, mais j’imagine qu’on ne dit plus « Sortez les briquets » dans ces salles. Tout le monde a son téléphone pour filmer et enclencher la loupiote. Je trouve que ça ne fait pas le même effet. La flamme d’un briquet comme celle d’un feu de bois remonte des émotions profondes qu’une ampoule de téléphone ne ravive pas. Essaie, tu verras.
Sur la plage, autour d’un feu de camp, ton voisin avec une guitare, celui d’en face avec un joint qu’il hésite à faire tourner. Mais c’est la base, un joint tu le fais tourner, non ? Ma jeunesse et la tienne sont-elles si différentes ? Chaque génération le pense pourtant. Est-ce bien la vérité ?
Quand tu es partie, as-tu agi dans la précipitation ou avais-tu déjà tout planifié ? Ton émancipation, tu ne la voyais que de cette façon ? Parmi les décorations de Noël, il y a ton nom. Encore un Noël loin à l’horizon.
Le ciel est bleu ce matin, la vue est dégagée. As-tu entendu cette interview d’un platiste ? Tu sais, ceux qui croient que la Terre est plate. Non ? Attends, je te raconte vite fait. Le journaliste lui dit : si la Terre est plate, on devrait voir New-York depuis Brest. Et là, c’est devenu fumeux. La réponse a été : on ne peut pas voir à cause des particules d’eau ou un truc comme ça.
L’eau a bon dos pour se dépatouiller d’argumentaires foireux. C’est peut-être pour cela qu’on pleure tant. Les larmes coulent quand les mots sont coincés dans la gorge. L’eau, toujours de l’eau, de l’eau de l’au-delà.
Les gâteaux de Noël sont encore chauds sur la table. Je regarde par la fenêtre, je plisse les yeux. Ma vue a baissé. Ce n’est vraiment pas ce sens que je devrais utiliser le plus. C’est mon sens le plus défaillant. Mon sixième sens, lui, est toujours aussi vif. Je sais que tu reviendras.
Ces gâteaux-ci te feront-ils plaisir ? Les goûts changent aussi. Tu n’es plus une enfant. Désormais, on fait attention au sucre. On met du sirop d’agave à la place, de l’huile d’olive à la place du beurre. On change un peu les recettes. Est-ce vraiment meilleur au goût ? Il paraît que c’est mieux pour la santé.
Léa ferme le cahier qu’elle a trouvé sur le siège d’à côté. Un cahier oublié, un journal intime. Elle avait regardé autour d’elle pour voir si une personne cherchait un objet perdu. Elle en avait parlé au contrôleur qui avait juste haussé les épaules. Pas le temps. Y a grève aujourd’hui, mais on assure tout de même le service minimum. Chuis pas payé pour ce trajet. Donc service minimum. Je vérifie les portes, les freins et basta. Je vais aller dormir dans ma cabine.
– Ah, vous avez des cabines ? C’est cool, ça ! C’est confortable ?
– Je ne vous ai rien dit. Bon voyage Madame. J’y vais.
Léa avait oublié son livre à la maison. Elle n’avait pas pris le temps de passer au point Relay. Elle avait été préoccupée par les changements incessants d’heure de départ de son train, de la voie affichée pour enfin partir.
Ce journal épais lui tenait compagnie. Léa est à la fois gênée de s’y immiscer et fascinée, curieuse de continuer.
Après avoir perdu son regard dans l’horizon mouvant quelques secondes ou quelques minutes, elle ne s’était pas vraiment rendu compte. Elle reprend sa lecture.
Pour oublier la douleur, j’aurais aimé me perdre dans les bras d’un homme, puis d’un autre. Ne jamais m’attacher à qui que ce soit. Juste du plaisir, des désirs d’embruns. Des peaux douces. J’aurais aimé être capable de m’excuser d’avoir joué avec leur cœur pour ne pas abîmer le mien. J’ai été frileuse. Il ne faut pas que je regrette. J’ai manqué de courage, j’ai manqué d’audace. J’ai essayé quelques fois. Je me suis dit allez, laisse-toi aller, lâche prise. Et puis, il y en a un qui a cru que je voulais un enfant de lui. Je ne sais pas ce qu’il lui a pris, en plus, il n’assurait pas au lit. Pourquoi j’écris cela ? Est-ce vraiment quelque chose dont je voudrais me souvenir ? Est-ce que je vais relire ces lignes de mon journal intime un jour ? Est-ce que je les écris pour que tu puisses lire ce qu’il m’est arrivé pendant ta longue absence ? Faut-il que je garde une certaine pudeur dans ce que j’écris ? Ça s’appelle un journal intime tout de même. Dois-je y étaler mon intimité ? Est-ce que tu voudras savoir cela ?
Est-ce que tu voudras savoir que j’ai essayé de lâcher prise, d’enchaîner des conquêtes sans lendemain mais que je suis tombée sur un autre dragueur invétéré qui, quand je me suis dit allez pourquoi pas, ça fera passer le temps et la solitude, s’est rétracté. Il avait oublié de dire qu’il était marié.
Tout cela n’a aucun intérêt, vraiment.
Je vois que toi, tu t’amuses, tu changes de compagnon ou de compagne, assez souvent. Tu ne t’attardes pas avec des tocards. Je sais que tu as raison. Moi, je laisse trop longtemps le bénéfice du doute.
Dis, quand reviendras-tu ?
Il y a des cadeaux qui t’attendent aussi. Ils sont derrière la porte. Je n’arrive pas à voir leur accumulation. Ils ne seront sûrement plus pertinents quand tu les ouvriras.
Léa butte parfois sur quelques mots, elle n’arrive pas à déchiffrer. Elle devine parfois le mot mystère en fonction du contexte ou en fonction de ce qu’elle aurait aimé y lire. Entre prendre, perdre, elle choisit. Entre attacher, attarder, elle choisit.
Elle choisit une autre page au hasard : Je suis allée au musée ce soir. Une collection incroyable. Il faudra que j’y retourne, car je n’ai pas eu assez de temps. Oui, je n’ai pas eu le temps parce que le musée est grand, mais surtout parce que je n’ai pas pu quitter une toile des yeux. Pourquoi celle-ci en particulier, ce jour-là ? Je ne sais pas, je ne veux pas, je suis restée plantée là. Voilà, c’est comme ça. Mes émotions se sont mélangées. Un sourire s’est dessiné sur mes lèvres, une larme a coulé malgré tout. Cette toile m’avait-elle fait penser à toi ? M’avait-elle fait perdre espoir qu’un jour tu reviendras ?
C’était peut-être ça, peut-être pas. J’ai laissé faire, je ne m’en fichais pas non, ce n’est pas ça, mais je n’avais sûrement plus rien à perdre.
Alors, tu vois, j’ai pris un train pour me rapprocher de l’horizon, encore trop loin. J’ai pris mon cahier avec moi. Je voulais dessiner, écrire, laisser une trace quelque part de mon histoire, de notre histoire à toi et moi. Je voudrais me rapprocher de toi. Où es-tu partie ?
Dis, le sais-tu que parfois je te parle à voix basse ? C’est bête, non ? Mais j’ai envie de croire que ce que je te murmure de l’autre côté de l’horizon arrive jusqu’à toi, malgré les particules d’eau qui bloqueraient la vue et le passage des mots volants.
Il est vraiment sympa ce train, et différent. Les sièges sont tournés vers les fenêtres, il y a un toit panoramique pour qu’on puisse voir le ciel le jour, la nuit. La nuit dernière, j’ai regardé les étoiles. Elles scintillaient fort, plus fort encore que tous les sapins de Noël.
J’espérais une étoile filante, j’espérais faire un vœu, le vœu que cette année qui s’achève apporte de la douceur, de la paix, que les guerres cessent, que les conflits larvés se résolvent enfin. Le vœu que la nouvelle année, tu reviennes enfin. On mangera une galette et tu auras enfin la fève ! On ira boire un chocolat chaud pour réchauffer nos mains, nos cœurs endoloris par cette longue absence, par la vie tout simplement.
Le train s’est arrêté à une gare au milieu de nulle part. Le paysage est magnifique. Est-ce un désert ? La terre est rouge, la terre est ocre. Des roches tiennent suspendues. Vont-elles s’effondrer au prochain coup de vent ? Y a-t-il du vent, vient-il jusqu’ici ? Je ne saurais te dire, je voulais vérifier en allant à la porte, mais le train est reparti, direction l’horizon, direction l’océan, le Pacifique parce que c’est celui qui apporte la paix, non ?
Le voyage est long. Il en faut du temps pour se retrouver. Tu le sais.
J’imagine comment ça serait à l’arrivée, serait-ce un nouveau départ ? J’ai peur de ne pas reconnaître ton pas même au loin à l’horizon. Il faut que je garde confiance. On se retrouvera. Pense à moi comme je t’aime.
Je suis fatiguée d’attendre une étoile filante. Est-ce la saison ? On nous promet des aurores boréales. Ça fascine tout le monde, mais ce n’est pas normal. La rareté est précieuse et merveilleuse. On en veut toujours plus, ça c’est normal, je pense.
Je vais me coucher, j’espère te retrouver demain sur le quai de la gare ou au bord de la plage. Je suis certaine que les vagues nous feront la fête en faisant couler de la mousse.
Avant de déplier le lit couchette, d’ailleurs je suis étonnée de la simplicité de ce clic-clac ferroviaire, je voudrais écrire quelque chose de positif, de rempli d’espoir, d’amour, de joie. Écrire une note positive pour faire de beaux rêves, pour les réaliser. Quelle est cette note ? Do ré mi fa sol la si do ? Et si je chantais plutôt : je t’aimais, je t’aime et je t’aimerai.
Ça va me faire pleurer, alors non. Et puis, je chante faux, tu te rappelles ? Allez, allez, un mot positif et au lit ! Bonne nuit d’abord, fais de beaux rêves. Des mots qui viennent de moi ou des mots empruntés. Ma vue baisse. La lumière est trop tamisée. Ça incite à prendre le train du sommeil.
Une berceuse avant de fermer le cahier ce soir. Un conte à raconter. Je voudrais juste que ce soit des mots à moi. Je sais qu’ils t’ont parfois blessée et c’est sûrement pour ça que tu es partie si longtemps. Tous les je t’aime suffiront-ils ? Je suis fatiguée, j’ai sommeil. Je ne trouve plus les mots. Pardonne-moi. Je vais dormir et je te dis à demain. Reviens et continue à vivre ta vie. Je sais c’est contradictoire mais c’est complémentaire. Élémentaire, non ? Allez, une pensée positive : le ciel est toujours bleu derrière les nuages.
Léa tourne la page. Elle est blanche. Puis tourne encore. Plus aucune ligne n’est écrite.
Elle essaie de retrouver le contrôleur pour lui demander d’où venait le train précédent. Elle ne le trouve pas. Elle cherche des cabines cachées dans le train, ne trouve pas.
Elle enfile sa casquette de Sherlock Holmes de façon imaginaire. Première étape : trouver le contrôleur. Si ça ne marche pas, trouver la destination. Deuxième étape : trouver l’horizon et reconnaître les pas de cette enfant devenue grande. Troisième étape : lui remettre ce journal. Oser lui demander si elles se sont retrouvées.
Le train arrive en gare. Le contrôleur annonce le terminus.
L’aventure commence.

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