Un peu de tout (Un peu de sel – partie 3)

Le printemps est là. Il pleut. La terre se gorge d’eau. Le bitume crée des rivières citadines. La pluie fouette les carreaux en diagonale et tente de laisser des esquisses de dessins. Au premier rayon de soleil qui s’aventurera, il faudra faire preuve d’imagination pour les voir et comprendre leur message. Un peu comme les dessins dans le marc de café de la diseuse de bonne aventure.
Les cheveux sont longs, il fallait garder la nuque au chaud ces derniers mois. Les relever de temps en temps pour qu’ils ne deviennent pas électriques en se frottant à la laine. Faut-il couper les cheveux longs au printemps ? Faut-il attendre que la pluie cesse ? Faut-il attendre que les larmes coulent pour passer à une autre saison ?
Dans certains pays, il ne faut pas faire couper ses cheveux n’importe quand. C’est une histoire de lune peut-être. Il y a des jours où il ne faut absolument pas. Mais pourquoi ? Quelle est cette superstition ? Est-elle liée à cette légende urbaine qui dit qu’on coupe son passé lorsqu’on coupe ses cheveux ?
Le printemps est la saison du renouveau. Que faut-il garder de son passé, que faut-il jeter dans le caniveau ? Il y a des gens que l’on connaît depuis enfant, d’autres dont on ne se rappelle plus le nom. Il y a des gens nouveaux qui resteront, il y a des gens d’avant qui disparaîtront.
Dans le ciel blanc laiteux et dense, les rêves ne s’envolent pas vers les étoiles pour se réaliser. Ils se cognent, rebondissent, reviennent, déformés ou sur le point d’être abandonnés. Les rêves reprennent de l’élan dans ce ciel d’orage, visent les pétales mauves qui les laisseront passer, qui les laisseront s’exprimer, se réaliser.
Est-ce que couper des cheveux longs revient aussi à couper l’herbe sous le pied de tous nos rêves d’enfant ?
Le printemps est là. Dans la terre germent des prémices de nouveaux rêves. Ils sont assoiffés. Heureusement qu’il pleut. La pluie est drue. Elle tombe désormais avec plus de douceur. Elle emporte avec elle le moelleux des nuages cotonneux.
Milo a pris une douche bien chaude ce matin. Une longue douche pour que le bout de ses doigts se transforment en raisins secs fripés, comme lorsqu’il prenait son bain petit.
Milo aime l’eau à moitié. Il aime celle de la douche, celle du bain, celle de la piscine. Il aime moins celle qui vient en grondant, en tonnant, accompagnée d’éclairs menaçants. Il n’aime pas non plus celle qui va trop vite, celle qui monte dans les tours et se fracasse sur les rivages, les maisons, les arbres. Celle qui transforme les voitures en bateaux qui coulent.
Milo, ce n’est pas son vrai prénom. Il en change selon la saison, selon son humeur, selon ses rêves. A sept ans, il avait choisi Juste, pas parce qu’il était bon en maths, loin de là. Juste parce que, dans ses jeux d’enfant, à la récréation, dans les bois près de la maison de mémé, il rêvait que la vie soit juste. C’était comme ça. Il avait changé de prénom à force d’entendre « c’est pas juste », de long en large et en travers. Il avait alors eu la sensation étrange que cette expression toute faite l’annihilait.
Aujourd’hui, il s’appelle Milo. Ça durera le temps que ça durera. Peut-être le temps que la pluie cesse. Assis en tailleur devant la fenêtre, il regarde le bout de ses doigts se repulper. L’index gauche se reforme en premier, puis l’index droit, celui qui montre le chemin. Le pouce gauche est le dernier à reprendre sa forme. Milo observe plus attentivement ce pouce qui le rassurait tant quand il était enfant. Ce pouce qui l’aidait à s’endormir, ce pouce qui le réconfortait. Il le compare avec son pouce droit. Il lui paraît plus petit. Est-ce possible que son pouce ait rétréci ?
La pluie glisse sur les carreaux. Milo lève la tête vers l’horizon. Il voit le plan d’eau accueillir toutes ces gouttes. Toutes les jolies ondes qui clapotent le font partir vers une musicalité douce et envoûtante.
Adolescent, il chantait, il jouait de la guitare, du clavier électrique, de la batterie. La musique était son langage. Et son prénom, c’était …
Milo avait cherché longtemps son prénom d’adolescent musicien. Il n’avait pas aimé Rémi, Domi, trop communs. Il voulait un prénom un peu rock’n’roll. Il avait exclu Lassie, parce que c’était déjà pris par un chien. Il avait hésité avec Solal ou Mila, mais les prénoms l’envoyaient vers un mode fantastique, loin de la réalité des cordes de la guitare, des touches du clavier et des baguettes qui tapent et résonnent. Il voulait un prénom qui couvrait toute la gamme. Il avait choisi Sido.
Quand les gens lui disaient, c’est le diminutif de Sidonie ? Mais c’est un prénom de fille ! Milo répondait calmement. Non, mon prénom c’est juste Sido. S. I. D. O. Il laissait les gens dans leur incrédulité et passait son chemin en chantant d’une voix parfois aiguë, parfois rauque. Sido aimait beaucoup comme sa voix muait à cette époque, cette instabilité dans son corps, dans sa voix, dans la longueur de ses cheveux toujours gras même quand il les lavait.
A la batterie, il reproduisait le bruit de la pluie, à la guitare le bruit du vent dans les arbres et au clavier, il jouait ses rêves. Sa musique traversait les murs. Sido envoyait de la joie en faisant danser ses doigts rugueux sur les touches blanches et noires.
Au début d’un été, au début d’une nouvelle saison, Sido était monté sur une scène de festival. Il avait plu la veille, il y avait de la boue partout et des splich, sploch accompagnaient ses morceaux.
Dans les coulisses, une fille aux cheveux longs l’attendait. Elle lui dit : Tu te rappelles de moi ? Sido avait froncé les sourcils. Elle avait retenté : t’es sûr, tu ne te souviens pas de moi ? Sido avait cherché : elle ressemblait à son amoureuse du CP. Celle qui lui avait dit, quand il s’appelait Juste : « Je ne suis pas amoureuse de toi, restons juste amis. » Juste avait pleuré toutes les larmes de son corps quand il était rentré chez lui, en attendant un changement de saison, en attendant un changement de prénom.
Ce jour-là, dans les coulisses de ce festival, Sido avait fait semblant de ne pas la reconnaître. Les cheveux qui correspondaient à ce passé avaient été depuis longtemps coupés. Il avait répondu : non, désolé. Je dois y aller. Elle était restée là dans sa culpabilité.
Milo boit son café lentement. Il ne sait pas pourquoi il revient sur ses vies d’avant. La pluie s’accélère devant ses yeux, un vrai rideau d’eau. Ça lui rappelle ces rideaux de perles brillantes qui séparaient la cuisine du salon et qui jouaient du carillon.
Milo se demande si on fait encore ce genre de rideau, c’était une jolie façon de faire des portes qu’on ne pouvait ni fermer, ni claquer. Ça laissait passer les odeurs de cuisine, ça ouvrait l’appétit.
Quand Milo avait commencé sa vie de grand, sa vie d’adulte, il avait cherché un rideau de perles. Il ne l’avait pas trouvé. Alors sa cuisine était ouverte sur son salon, dans son appartement loin de ses parents, loin de sa maman.
Sa maman qui l’appelait mon bébé, mon cœur, mon chat, mon amour. Parfois, elle le disait sans le possessif, de plus en plus souvent sans le possessif au fur et à mesure qu’il grandissait. Elle le laissait changer de prénom, selon les saisons, selon la longueur de ses cheveux.
Dans sa vie d’adulte, Milo était parti vivre loin, plusieurs fois. Il s’appelait Pierre dans cette vie-là. Un prénom terrien, un prénom ancré. Il n’osait pas se permettre de rêver ou, en tout cas, de le montrer. Pierre, c’était un prénom commun, un prénom qui se fondait dans la masse. Pas de vagues. Bien travailler. Être bien sous tous rapports.
Pierre était allé vivre un peu partout dans le monde. Dans les Highlands d’Écosse, à Séoul. Pierre se rappelait qu’en anglais Séoul se prononçait presque comme soul, l’âme en anglais. Il était resté deux ans dans cette ville, avait appris la langue sans savoir ce qu’il ferait de cette expérience de vie. Il y avait aimé les cerisiers en fleurs. Des cerisiers qu’il avait retrouvés d’une autre couleur en Amérique du Nord. Il avait fait plusieurs aller-retours en Amérique du Nord jusqu’au jour où il en était aussi parti pour aller en Angola. Là, il avait appris à parler portugais, pas celui du Portugal, pas celui du Brésil, pas celui du Cap-Vert, celui de l’Angola. Pierre avait mis du temps à se rendre compte qu’il avait changé d’hémisphère. Pourtant, l’eau tournait dans l’autre sens dans le lavabo.
Un jour de pluie, Pierre avait pris le bus, dans une ville pleine d’échafaudages. Il s’était arrêté boire une bière dans un bar lounge. Il s’était même demandé s’il ne jurait pas avec sa bière, un cocktail lumineux aurait été bien plus approprié.
Pierre se perdait souvent dans ses pensées, dans ses rêveries. Il ne les partageait avec personne, de peur de… De peur de quoi se demandait-il. Il avait beaucoup trop de questions en tête. Il fallait qu’il reprenne pied, qu’il trouve sa place dans ce nouveau lieu où la pluie l’avait surpris.
Son travail lui prenait beaucoup de temps et ne le comblait pas. Il aurait voulu retrouver en lui la possibilité du rêve. Les jours secs, il s’asseyait sur un banc pour écrire. Les premières fois, son stylo restait pincé entre ses doigts fermes, son cahier était ouvert, les pages étaient toutes blanches.
Avant les mots, Pierre avait essayé de dessiner les esquisses de la pluie sur sa baie vitrée. Puis, il avait dessiné cet énorme séquoia roux qui lui faisait un peu d’ombre. Les mots ne lui venaient toujours pas, ils ne sortaient pas. Avaient-ils été enfouis ? Avaient-ils disparu à force de couper ses cheveux à ras ?
Les jours secs n’étaient pas encore assez nombreux pour remplir son cahier. Pierre n’avait pas idée du temps qu’il lui faudrait pour créer de la magie, de la poésie. Son rêve était à portée de main mais il ne le savait pas.
Le changement de saison approchait, le printemps était là. Il pleuvait. Ce matin-là, ses cheveux étaient légèrement plus longs. Il avait mis de l’eau dessus, faute de gel. Puis, d’un coup de tête, il avait changé de prénom. Il était devenu Milo : une personne à mi-chemin de sa vie, qui aimait l’eau à moitié, surtout les jours de pluie. Il était parti de ce pays loin, lointain pour s’installer en face d’une île. Ou était-ce un volcan ?
Aujourd’hui, Milo regarde par la fenêtre. A l’horizon, le volcan crachote un peu de fumée. Il a froid, il tousse en ce changement de saison. Il était engouffré dans la neige et la glace pendant six mois avec très peu de lumière. Le printemps est là désormais. Le volcan se réchauffe enfin, prêt à vomir sa lave bouillante. Milo fixe les volutes grises danser et s’étirer dans le ciel.
La pluie est plus fine. Ça fait longtemps qu’il attend que la pluie cesse. Il retire la serviette enroulée sur ses cheveux mi-longs. Il caresse sa barbe et la recoiffe avec ses doigts. Il secoue sa chevelure. Le volcan se ravise. Les couleurs se mélangent du gris, du charbon, du feu, des geysers blancs éblouissants. Le spectacle est surprenant.
Ça fait six mois que Milo vit dans la nuit. Il était venu ici il y a quelques saisons, il y avait vu aussi les six mois de jour.
La pluie cesse enfin. Il enfile ses baskets et sort sans un bruit. Milo tourne à mi-chemin sur une route qui ne lui rappelle rien. Il lève la tête vers une enseigne : un coiffeur.
Aujourd’hui, Milo change de prénom. C’est comme ça !

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2 réponses à Un peu de tout (Un peu de sel – partie 3)

  1. Sylvie W dit :

    c’est tout un roman ça! Comme toujours ton imagination débordante nous fait voyager auprès de ce SIDO-Milo-changeur de prénom devant l’éternel. Chaque image se déroule: il y a les détails d’une vie quotidienne enrobée de fantastique. C’est une musique colorée à rebondissements! Merci

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