Le dernier banc

Il y a un banc sur le chemin côtier. La peinture blanche est écaillée, des noms y sont gravés au cutter, c’est le seul banc avant la pointe de terre qui se jette dans l’océan.

C’est sur ce banc que tu m’as annoncé ton départ. Les yeux plantés dans l’horizon, tu m’as dit d’un ton presque détaché qu’on ne se reverrait probablement jamais. Je sais que tu accrochais ta voix à la mélopée des vagues, de peur qu’elle ne dérape. Je faisais exprès de poser sur toi des yeux insistants pour que tu lâches prise. Mais tu ne pouvais pas. Sinon tu te serais effondré et tu serais resté, au péril de ta vie.

Tu me dis que tu n’as pas l’âme d’un résistant, que tu as trop peur pour ça. Tu me dis que ta lâcheté te pèse autant que la menace qui vient. Pourquoi vivre sa vie est-il si compliqué ? Quelle partie de mon existence ou de mon être empêcherait les autres de vivre ? Qu’est-ce que ça peut vous foutre, que j’existe ?

C’est sur ce banc que tu m’as dit pour la première fois que tu étais un garçon et le nom que tu t’étais choisi. Je ne t’ai plus jamais appelé autrement. Et rien n’a changé. Toi, tu as changé, tu étais bien, enfin toi. Et là, tout va changer. Tu vas partir, te cacher. Le temps presse, bientôt tes papiers n’auront plus de valeur, on va t’arracher ton nom, te renvoyer à ton corps. Ce corps qu’ils voudraient contrôler, modeler, punir, effacer, brûler.

Sur le banc, tu graves ton nom et le mien avec la pointe de ton couteau. Celui que tu gardes toujours sur toi, au cas où. On s’enlace fort, la mâchoire et le cœur serrés, la gorge noyée par les sanglots qu’on essaye de retenir. On s’écrira tant qu’on le peut, on trouvera des moyens.

La nuit est tombée, toute mouillée de larmes, et tu es parti.

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