Le grain de poivre

Que fait ce grain de poivre sous mon coussin en forme de lune ? Je ne me souviens pas l’avoir déposé là. Et puis ce n’est pas vraiment sa place. Dans ma tête, comme dans un disque rayé, le temps se répète inlassablement. J’oublie de plus en plus l’instant passé. Qu’ai-je fait précédemment ? Où allais-je ? Le brouillard et la confusion. Pourtant ce grain de poivre me rappelle de façon si nette, cette glace dégustée il y a si longtemps un jour d‘hiver éclairé d’une lumière froide et éblouissante. La froideur de la glace qui fond dans la bouche, le coup de fouet du grain de poivre croqué qui se répand des lèvres à la gorge, le rouge qui monte aux joues. Les souvenirs me reviennent précis dans les moindres détails.

J’étais partie tôt de la maison. C’était dimanche et le soleil était revenu après un défilé de jours gris et maussades. J’avais enfilé mes bottines à lacets par-dessus mes guêtres rouges, pris mon bonnet orange et affronté le froid sec. L’air du matin était vivifiant et je sentais monter en moi une belle énergie. J’avais donné rendez-vous à mon ami Gabin, le plus matinal de nous tous. J’étais certaine qu’il accepterait ma proposition d’une promenade matinale.  Il ne m’avait pas contredit. Nous marchions le long de la Seine, dans le froid solitaire d’un dimanche hivernal. Parfois, un cycliste nous dépassait, mais nous étions largement seuls à savourer les jeux de lumière que le soleil offrait sur l’eau et les ponts. Nous étions silencieux, tout à nos rêveries et pensées. Ce soleil revenu sans timidité et dans toute sa générosité annonçait les prémices du printemps. J’y puisais un bonheur et un élan qui m’avaient quittée ces derniers mois. J’avançais Gabin à mes côtés, le froid nous piquait les joues et engourdissait nos doigts. Puis au bout de cette longue marche, la glace anachronique et délicieuse, dont la fraîcheur de la crème fondant dans la bouche contrastait si délicieusement avec la brûlure épicée du grain de poivre.

Je souris assise dans mon canapé et tapote mon coussin en forme de lune. Tiens, un grain de poivre niché sous le coussin. Que fait-il ici ? Qui l’a mis là ? Je ne me souviens plus.

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