J-30. C’est écrit sur son agenda.
Dans 30 jours, elle prendra l’avion. Dit comme ça, c’est anodin.
Mais, avec l’avion, elle décollera. Là, c’est un peu moins rassurant.
Ensuite, elle survolera l’océan. Autrement dit, la terre ferme sera à plusieurs kilomètres sous elle. Elle imagine une flèche qui évalue la distance entre le Boeing et la surface de l’eau. Et une autre flèche qui mesure la profondeur de l’océan. Alors, elle flippe.
– Non, non, rétorque-t-elle. Je flippe à mort. Nuance.
Elle a répété ce mantra à son compagnon pendant 29 jours. Chaque matin, tandis que le décompte des jours sur son agenda l’approchait du tarmac, elle répétait à David :
– Je flippe à mort.
Je ne vous cache pas que David commençait sérieusement à se demander si Ophélie serait apte à embarquer, ou plutôt à décoller et survoler l’Atlantique.
Comme toute phobique de l’avion, Ophélie lisait attentivement tous les articles narrant les accidents. Leur vol était prévu sur Boeing, et la compagnie se maintenait au top pour angoisser la future voyageuse.
David s’était renseigné ; sa copine pouvait faire des séances de simulateur de vol, ou être prise en charge par un psychologue. A moins que la méthode radicale de la sédation relativement profonde ne permette au couple d’effectuer un trajet assez tranquille.
Le jour J arriva. Ophélie ne parvenait pas à sortir du lit.
– J’ai trop peur, gémit-elle. Et puis, avec la chance que j’ai, le Boeing va s’écraser, ou perdre une perte, ou son train d’atterrissage. Vas-y tout seul, je reste ici.
David pose doucement les mains sur les épaules e sa fiancée.
– Chérie, nous allons nous marier. Tu ne peux pas me dire d’aller tout seul à l’église et à la mairie sur le continent. Je te rappelle que c’est toi qui as voulu que l’on se marie chez tes parents.
– Je me demande pourquoi, d’ailleurs, murmure la jeune femme. Tu es sûr que l’idée vient de moi ?
– Oui ! répond David.
– Tu… tu as la preuve ?
– Écoute, nous avons publié les bans, les faire-parts ont été imprimés et envoyés depuis des mois… Que dire de plus ?
– Et si… si on montait dans l’avion, mais qu’il restait au sol ?
– Et ?… Tu te maries à la Baule comment ?
– En visio ? C’est possible ?
– Pardon ? Tu veux qu’on échange nos vœux dans ce putain d’avion pendant que nos 2000 invités nous écran sur un écran ? Tu te moques de moi ?
– Non, mais j’ai peur !
– Au fait, rappelle-moi ton métier ?
– Hôtesse chez Air France. Pourquoi ? Tu crois que les marins n’ont pas le mal de mer parfois ?
David a décidé de prendre quelques distances avec Ophélie, sa fiancée, pas encore épousée, peut-être même à cette heure ex-fiancée.
Ni l’un ni l’autre n’a embarqué dans l’avion à destination de la Baule.
Quant au dédommagement des 200 personnes conviées, ce sera partagé entre eux, au prorata du nombre d’invités de chacun. Vu que la fiancée comptait 50 convives de plus que son aspirant conjoint, cela lui coûtera plus cher.
– Bien fait pour ta gueule ! ricana David sans une once d’espoir de se réconcilier un jour.
Des mois passent, et David est à nouveau officiellement sur le marché des célibataires. Ophélie, elle, en bonne hôtesse, s’envoie en l’air, entre autres, avec les commandants de bord. Ce qui la met en joie pour la rotation.
La peur de l’avion est partie. Au moins tant qu’elle évite Boeing et Tupolev. Certes, elle évite les marques de tendresse appuyées aux pilotes américains ou russes et échappe aux vols dans ces engins qu’elle estime peu fiables.
L’équipage change souvent, et cela permet à Ophélie de nouer des contacts avec les stewards, aussi. En résumé, Ophélie n’est plus du tout un cœur à prendre. Elle se sent libre d’aimer sur terre et dans les airs, avec une préférence pour le 7e ciel.
David, lui, a tenté les applications de rencontres. L’argent investi dans le mariage avorté ne lui permet guère de voyager. Pour le moment.
Il ose s’aventurer dans le bar de « La Lanterne Rouge », en quête de relations avec des exploratrices au caractère bien trempé.
Pas de chance pour lui ; hormis un vieux loup de mer amateur de sardines portugaises en boîte, il n’aperçoit guère de naïades ni sirènes enchanteresses.
Alors il rentre chez lui, longeant les quais d’un fleuve lointain.