Baume au cœur

Les marteaux-piqueurs donnent le rythme. Le cœur d’Angela essaie de se synchroniser pour battre plus vite, pour reprendre son souffle, pour se lancer encore plus vite. Elle cherche au fond d’elle une lueur, un espoir. Elle tourne la page, elle dévore chaque ligne, chaque paragraphe. Elle aime chaque mot choisi, chaque virgule posée. L’histoire la captive. Plus que l’histoire, Angela est en train de tomber amoureuse de l’écrivain.
Quand les marteaux-piqueurs s’arrêtent quelques secondes, son esprit divague : est-ce son pseudo, est-ce son vrai nom, est-ce un vrai écrivain ou juste une intelligence artificielle ?
Angela tourne la dernière page, lit la dernière ligne. Le livre n’est pas terminé. La dernière phrase s’arrête en plein milieu, sans point de suspension. Elle n’a aucun sens. Angela se gratte la tête. Peut-elle s’imaginer, inventer la fin de cette phrase ? Elle passe la paume de sa main sur son menton. Rien ne lui vient. C’est vraiment une phrase qui ne sert à rien.
Pourtant, tout le livre était parti sur des envolées, rythmées comme les marteaux-piqueurs qui ne s’arrêtent pas dans la rue. Angela est déçue. Elle était prête à ouvrir son cœur depuis longtemps enfoui profondément.
Elle croque dans un quartier d’orange pour la vitamine C. Il paraît que c’est bien pour tenir en hiver. L’acidité brûle ses lèvres gercées. Elle passe sa langue pour réhydrater. Son baume à lèvres est au fond de son sac à main. Elle a la flemme d’aller le chercher. En plus, elle n’a pas fini son petit-déjeuner. Il lui reste encore quelques gorgées de café.
Elle cherche les marteaux-piqueurs en regardant par la fenêtre. Ils ne sont ni à droite ni à gauche. Elle est un peu perdue. Où sont-elles ces machines qui donnent un rythme à son cœur ?
Angela termine son café, pose la tasse dans l’évier. Elle fera la vaisselle plus tard. Après une douche fumante, Angela reste plantée devant son armoire ouverte, une serviette de bain enroulée sur son corps.
Elle fixe ses robes, élimine les robes d’été, les robes avec des manches trop courtes pour la saison. Elle voudrait mettre un peu de couleur, un peu de fleurs. Une envie de ne pas accorder, une envie de se laisser aller à être bariolée. Elle prend donc une robe avec de grosses fleurs rouges, des chaussettes orange citrouille qu’elle met par-dessus un collant à plumetis vert clair. Elle glisse un bandeau bleu ciel dans ses cheveux et enroule une écharpe jaune moutarde autour du cou.
Elle trouve son baume à lèvres et en passe une couche épaisse. Il sent la framboise et le kiwi. Angela se dit que ça lui fera encore de la vitamine C et même des antioxydants, si jamais elle se mordait les lèvres.
Angela sort se promener. Elle a besoin de prendre l’air. Il fait froid, très froid. On ne voit presque pas son côté bariolé sous sa doudoune épaisse noire et ses bottes qui lui montent jusqu’aux genoux. Heureusement, son bandeau bleu ciel et son écharpe jaune moutarde se voient. Ça donne l’impression d’une autre saison, d’un autre endroit : une plage et une mer paradisiaque ; un champ de blé et un ciel sans nuages. En tout cas, des couleurs loin du béton gris, du ciel bas et du froid qui entre dans les os.
Ce froid lui pique les poumons. Elle s’essouffle rien qu’en respirant. Elle cherche les marteaux-piqueurs pour retrouver un rythme.
Elle enfonce ses mains dans les poches de son manteau, remonte les épaules, se penche un peu en avant pour affronter le vent, le froid. Ses pas craquent sur le sel versé sur les trottoirs. Elle n’entend plus les marteaux-piqueurs. Sont-ils partis en pause café, en pause cigarette ? Elle n’a aucune idée de l’endroit où ils pouvaient être. Si ça se trouve, ils sont encore super loin et elle n’entendait que leur écho.
Elle s’arrête à une boulangerie pour s’acheter une viennoiserie : un pain au chocolat, un pain aux raisins, un chausson aux pommes. Elle hésite. Elle s’attarde sur un pain aux pistaches, un pain suisse, une brioche à la praline Ses yeux se perdent. Angela se demande si les gens n’aiment plus les pains au chocolat.
Elle entend : Bonjour Madame, qu’est-ce que je vous sers ?
Bonjour, répond Angela poliment. Je voudrais un pain au chocolat s’il vous plaît et j’aimerais bien goûter le pain aux pistaches.
Très bien, ça vous fera 4,50 €. La machine est là.
Angela remercie et souhaite une bonne journée. Elle se dirige vers le parc, tant pis pour les marteaux-piqueurs. Elle s’assoit sur le banc en bois d’une table de pique-nique. Elle croque une bouchée de pain au chocolat puis une bouchée de celui aux pistaches. Elle regrette son choix, c’est sec, ça manque de moelleux et même de croquant. C’est dommage.
Elle essuie ses mains avec la petite serviette en papier, encore un petit peu déçue de cette expérience culinaire. Dans son sac, elle fouille et sort un petit carnet et une trousse pleine de crayons de couleur. Elle tourne les pages de son carnet jusqu’à arriver à une page blanche. Elle pioche un crayon, le taille soigneusement.
Elle prend une grande inspiration, balaye du regard autour d’elle et se lance. Elle croque rapidement l’architecture originale du bâtiment sur sa droite. Elle continue avec la rivière en contre-bas. Elle insiste sur les reflets, elle remarque que la rivière a gelé et que des plaques de glace se sont formées, comme des alvéoles. Elle se concentre pour reproduire ce phénomène rare sur son dessin. On dirait des pas japonais collés les uns aux autres. C’est joli, se dit-elle.
Elle dessine des arbres dénudés. Elle donne aux branches une forme de bras prêts à enlacer. Elle fait en sorte que cela ne paraisse pas terrifiant. Angela se demande depuis combien de temps elle n’a pas senti des bras bienveillants l’enlacer.
Sur son acte de naissance, il n’y a rien, ni une date précise, ni un lieu, juste un prénom : Angela, puis écrit en italique : d’origine inconnue.
Sur son carnet, à chaque page, à côté de chaque dessin, Angela écrit quelques mots. Une pensée, une piste, un ressenti. Très court souvent. Sur le dessin d’aujourd’hui, elle note « je vis sans le savoir ».
Son esprit se met à vagabonder. Elle est seule au monde depuis tellement d’années. Elle a cherché d’où elle venait, qui pouvaient être ses parents, ce qui avait pu leur arriver pour la laisser ainsi dans un panier.
Son enquête l’avait menée à voyager, à se projeter dans un lieu ou un autre, dans une saison ou une autre.
Ce n’étaient pas ses parents qui l’avaient laissée dans un panier. Les témoignages étaient concordants, c’était un enfant qui jouait au ballon qui l’avait trouvée en train de babiller. Des médecins l’avaient auscultée, ils avaient accepté de lui communiquer leurs conclusions : enfant en bonne santé, âge estimé à deux mois. Une date de naissance approximative lui avait été soumise. Elle ne se l’était jamais appropriée. Angela voulait savoir, mais comment.
Elle avait fait un test ADN, le résultat avait été saisissant : turc 37 %, grec 36 %, italien 14 %, islandais 8 %, norvégien 4 %, français 1 %. Elle avait souri : un enfant du monde, une lignée de marins, de vikings sûrement, mais surtout, ce qui la rendait triste, enfant de familles ennemies.
Elle s’était identifiée à l’histoire de Roméo et Juliette. Elle avait donné ces prénoms à ses parents, pour les rendre plus vrais, pour les faire exister dans son cœur et au-delà.
Angela ferme son carnet, le range dans son sac. Aujourd’hui, elle fête son non-anniversaire, comme dans Alice au pays des merveilles. Cette idée lui plaît, comme ça elle fête son anniversaire tous les jours de l’année. Tous les ans, elle choisit la date qui pourrait être la bonne. Elle le sait qu’elle ne vivra pas 365 ans, mais en attendant elle part de la date estimée par les médecins et elle recule d’une journée chaque année.
Dans son sac, Angela cherche son baume à lèvres. Elle s’en remet délicatement et précisément. Elle cherche ses écouteurs pour écouter du violoncelle, un instrument qui sait si bien imiter la voix humaine : la complainte, les sanglots. La voix de sa mère s’imagine-t-elle.
Elle tombe sur un tissu doux. Elle le caresse sans le sortir de son sac. Elle sait qu’il lui tient compagnie depuis le début de sa vie. Le seul bout de tissu qui fait le lien entre la vie d’où elle vient et celle où elle est aujourd’hui.
La musique joue dans ses oreilles. Elle danse avec le vent, tend ses bras vers les branches des arbres. Lorsque le morceau s’achève, elle arrête la musique et rebrousse chemin. Les marteaux-piqueurs ont-ils terminé leur pause ?
Le soleil perce à travers les immeubles, se réverbère sur certaines fenêtres. Elle passe à côté de trottoirs éventrés, béants, à peine protégés par des plots orange et blancs. Qu’y a-t-il au centre de la Terre se demande Angela ?
Elle se penche. Elle ne voit pas grand-chose : quelques tuyaux, du sable, des bouts d’asphalte. Elle regarde un peu mieux, s’accroupit. Elle tend le bras pour attraper l’objet insolite : un livre ouvert au milieu des décombres.

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