La bonne décision

Léa a envie de pleurer. Une longue nuit s’étire devant elle, tandis que le dernier train pour Saragosse n’est plus qu’un point lumineux au bout des rails. Parti du quai B au lieu du quai A, où elle l’attendait depuis vingt minutes. A quoi ça tient…
Elle n’est pas la seule, loin de là, mais sûrement la plus désemparée, déconcertée par cet imprévu pourtant pas si tragique. Un train que l’on rate, c’est autant d’expérience que l’on gagne, autant d’histoires que l’on aura à raconter au retour. En venant ici, c’est peut-être aussi ce qu’elle cherche, inconsciemment ? L’aventure, même modeste…
Ce road trip en Espagne, elle en rêve depuis longtemps. Une parenthèse rien qu’à elle. Qu’importe la destination, l’essentiel étant de se retrouver seule avec elle-même. Elle a choisi l’Espagne. Barcelone, Lérida, Saragosse, puis Malaga et Séville. Déjà trois jours qu’elle est partie.

Il est bientôt 22 heures. Autour d’elle, les autres voyageurs s’indignent un peu, pianotent beaucoup sur leur smartphone, passent des coups de fil ou s’éloignent vers on ne sait quoi. Une solution, c’est sûr. Elle va faire comme eux.
De l’air le plus dégagé possible, même si personne ne la regarde, elle extirpe son téléphone du fond de son sac, tapote au hasard. Un covoiturage ? Trop tard, trop risqué. Elle restera à Lérida, trouvera un hôtel, c’est aussi simple que ça. Voilà. Rassérénée, elle suit la petite file de touristes qui gagnent la sortie.
Lérida n’est qu’une étape. A aucun moment elle n’a choisi de dormir ici, mais maintenant qu’elle y est coincée, il faut faire vite. Le Festival du film d’animation commence demain, s’il faut en croire les affiches placardées dans la gare. Elle ne doit pas être la seule à chercher une chambre.
Dehors il fait noir. C’est l’une de ces nuits sans étoiles, collante, plombée par une bruine d’avril fine et pénétrante. Les deux premiers hôtels où elle se présente sont complets. Forcément, entre le festival et l’incident du train…
Le troisième affiche des prix rédhibitoires, Léa passe son chemin. L’angoisse monte d’un cran. Les deux établissements voisins ne l’inspirent guère. Elle préférerait presque rester dehors malgré le noir, marcher au hasard des rues, entrer dans les bars, faire des rencontres.
Elle pense à Nicolas, à Paris, qui a dû coucher les enfants et qu’elle n’appellerait à aucun prix. Pour lui raconter quoi ? Sa simple évocation réveille la rancœur et la colère…
Un petit crachin s’est mis à tomber. Léa marche encore dix minutes, le temps de retrouver son calme. Sur la droite, une façade décrépite et une enseigne : Hotel Goya. C’est le plus miteux de tous ceux qu’elle a vus, avec ses lézardes aux murs et ses lumières anémiques, et pourtant il dégage quelque chose de familial, de rassurant.
C’est là que Léa a envie de passer sa quatrième nuit espagnole. Y trouvera-t-elle le sommeil ? Peu probable. L’important est d’être au chaud, à l’abri. « En sécurité », dirait Nicolas. Elle pousse la porte.
Cheveux roux noués en bun, barbe de trois jours, un homme très grand, très mince, se tient debout à l’accueil. Elle lui donne la trentaine. Elle ne s’avance pas tout de suite, préférant simuler une conversation téléphonique pour l’observer en douce. Il est jeune, bien plus qu’elle. D’une beauté singulière.
Il a dû sentir son regard et lui sourit. Gênée, elle s’approche, demande s’il y a une chambre de libre. Il répond qu’il en reste une, la dernière, dans un français impeccable, mâtiné d’accent germanique. Cinquante euros la nuit.
Ses yeux sont d’un vert pâle moucheté d’ambre…
Léa enregistre chaque détail de ce visage si proche et prend la clé que l’homme lui tend, une vraie clé. Leurs mains s’effleurent. Sa peau est douce.
– Deuxième étage au fond.
Elle remercie un peu trop sèchement, et s’éloigne en imaginant que peut-être il la regarde… Elle ne se retournera pas pour s’en assurer. Surtout ne rien gâcher de l’instant, ce trouble délicieux, ces sensations oubliées…

La voilà dans la chambre, petite et plutôt spartiate, mais très propre. Au mur, une reproduction du Sabbat des sorcières, de Goya. Léa en laisse tomber son sac, incapable de quitter la toile des yeux. C’est hypnotique. Glaçant. Elle n’a jamais aimé Goya. Quel esprit tordu peut imaginer mettre ce genre de tableaux dans une pièce où l’on dort ? Mais forcément, avec un nom pareil, Hotel Goya, il fallait s’y attendre. Il va bien falloir se coucher avec ces visages-là en face d’elle. Elle aurait préféré Picasso, Miro, Dali… ce ne sont pas les peintres qui manquent, en Espagne. Pour l’ambiance familiale, on repassera.
Elle enfile son pyjama bleu, tire le rideau sur la nuit humide et se glisse sous les draps. Ils sont frais et sentent un mélange de chlore et de lavande. Exactement comme ceux de sa grand-mère, en Bretagne. Elle replonge trente ans en arrière. Les vacances, enfant, puis adolescente. La plage. Cette grande maison où elle s’ennuyait parfois. Souvenirs…
A 2 h 30, Léa ne dort toujours pas, malgré l’épuisement. Sous l’effet de la pénombre, toutes sortes de pensées délirantes s’entrechoquent dans sa tête. Elle se sent observée par les personnages du tableau, entend des craquements, croit même reconnaître dans le couloir le pas de Nicolas, si familier et qu’elle a appris à détester, depuis qu’ils font chambre à part…
Alors, comme le sommeil ne veut pas d’elle, elle invente des stratagèmes pour le capturer enfin, ou que lui la capture. Les vieux souvenirs ne fonctionnent pas si mal, il suffit de trouver les bons. On remonte le temps, on extrapole, on cherche… et l’on s’endort enfin.
Cette fois, Léa choisit de se rappeler des endroits où elle a dormi et qui ont laissé en elle une empreinte indélébile.

Le souvenir le plus chaud, c’est Zanzibar. Une nuit, Nicolas et elle s’étaient endormis sur la plage. C’était avant la naissance de Fleur et Tom, ils étaient complètement libres, libres et fatigués. Nicolas voulait s’évader loin de Paris, voir des animaux, une nature aussi intacte que possible, presque originelle. L’Afrique s’était imposée, puis la Tanzanie. Léa avait adoré l’idée, comme tout ce que pouvait dire Nicolas, à l’époque.
Après trois semaines d’un périple fascinant, ils avaient mis le cap sur l’île au nom couleur de rêve. Ces lieux-là ont souvent une réalité plus sombre, mais Zanzibar gardait sa beauté magnétique de paradis perdu, malgré les sacs en plastique et les décharges à ciel ouvert. Ils avaient étendu une couverture sur le sable et avaient regardé les étoiles. Nicolas avait reconnu la Petite et la Grande Ourse… Elle s’était moquée.
– Tu ne vas pas me faire le coup des constellations ?
Elle pourrait jurer que c’est cette nuit-là que Fleur a été conçue, au large d’une Afrique de réserves, de fauves et de pachydermes, de guerriers massaïs vrais ou un peu arrangés pour les touristes encore peu nombreux, une Afrique d’écoliers en uniforme, de rangers armés et de marabouts que l’on n’ose pas regarder dans les yeux.
Sûrement leur plus beau voyage, avec l’Islande.

Le souvenir le plus froid, c’est l’igloo du Dou du Praz, à La Plagne. Là encore, ils étaient tous les deux. Les enfants étaient restés à l’hôtel avec la baby-sitter. Encore trop jeunes pour ce genre d’expérience, avait tranché Nicolas. Trop jeunes surtout pour l’ascension à raquettes jusqu’à ce dôme glacé qui, hélas, n’existait plus aujourd’hui, avec ses couloirs givrés, son restaurant et ses chambres immaculées. La sensation était magique. Ils s’étaient endormis l’un contre l’autre, protégés par leur duvet d’un froid pas si terrible, dans une envie de faire bloc eux aussi. Léa s’était réveillée en pleine nuit, elle ne savait pas pourquoi, et avait écouté de toutes ses oreilles ces bruits mystérieux qui semblaient suinter de la glace. Jamais elle n’avait connu aussi délicieuse insomnie… jusqu’à ce que Nicolas, dans son sommeil, s’agite et prononce un prénom de femme qui n’était pas le sien.

Le souvenir le plus trouble, puisqu’on est dans le clair-obscur, c’est sa première nuit à l’internat. Tous les ados de la petite ville où elle vivait alors y passaient, trop éloignés de l’unique lycée de la région pour envisager un aller-retour quotidien. Le bâtiment, dont l’architecture austère pouvait évoquer une caserne, avait tenu ses plus sombres promesses. Séparée de Coline, l’amie préférée, Léa y avait connu cette sensation d’être seule au milieu du groupe, les questionnements, les doutes, les larmes au long de nuits interminables qui seraient toutes, ou presque, au diapason de la première. Aujourd’hui encore, dans cette chambre de Lérida, elle revoit le petit lit, l’armoire en bois, elle peut presque sentir la gifle de l’eau tiède des douches collectives, les fragrances mélangées de savons bon marché, de parfums et de dentifrice.
Sa chute sur le carrelage, le premier matin, avait déclenché l’hilarité générale, marquant le début de trois années qu’elle n’avait jamais réussi à effacer complètement de sa mémoire, comme ces traces sur le ciment qui résistent au plus décapant des lavages.

Le souvenir le plus poisseux vient juste après, dans un désordre sans hiérarchie ni chronologie, mais d’une implacable logique. Cette réminiscence dont elle ne veut pas, mais dont, là encore, elle gardera à vie dans sa chair l’invisible cicatrice. Comment oublier sa première fois ?
C’est le souvenir le moins charnel, alors qu’il devrait être tout le contraire. Cet après-midi d’août, à l’abri d’une tente à l’odeur de pluie. Ce désir absent, ce garçon pressé, son corps contre le sien, dans le sien, la peur, la douleur. Son cri à lui, ses larmes à elle. Alors, c’était ça, faire l’amour ?
Vite, souvenir suivant. Quelque chose de doux.

De doux comme Fleur, forcément.

C’est le souvenir le plus fort. La première nuit à la maternité, après une journée sans trêve au terme de laquelle, à 21 heures, Fleur est née, petit miracle de chair et de sang, minuscule phénomène à l’irréelle perfection. Sa fille.
Après l’euphorie, les larmes de joie et des instants flous où toutes les émotions fusionnaient, Léa s’est réveillée dans la chambre sans berceau – la petite, encore trop fragile, était en couveuse –, paniquée par le poids de cette responsabilité qu’elle porterait à jamais, écrasée par l’impression d’avoir pris perpète, de ne plus jamais pouvoir connaître l’insouciance, submergée par cet amour inconditionnel qu’elle sentait éclore de semaine en semaine depuis ces neuf mois, mais dont, le jour d’avant, elle n’imaginait pas le quart de la puissance. Cet amour qui va désormais tisser leur quotidien, à Nicolas et elle. Fleur, sa petite merveille, 14 ans dans dix jours, précédant Tom, qui arrivera deux ans plus tard.
Tout aurait pu être si parfait. Mais Nicolas n’était pas homme à se satisfaire d’une seule vie. Il lui fallait des aventures parallèles, des frissons secrets, qu’une imprudence aura fini par dévoiler. Il lui a dit que ça n’était arrivé qu’une fois, mais Léa sait qu’il ment.

Le dernier souvenir, tellement proche qu’on peut à peine lui donner ce nom, arrive à son insu. C’est celui sur lequel Léa s’endort enfin. Le souvenir le plus excitant. Celui d’un homme aux mains douces, aux cheveux rouges et au regard tilleul.

Quand Léa se réveille, encore tout ensommeillée, elle se demande où elle est avant de reconnaître les visages grimaçants sur la toile de Goya, si proches qu’elle pourrait presque en sentir le souffle éthéré. Dehors, il fait grand jour et le rideau laisse passer la lumière. Léa entend les bruits des voitures, la vie qui palpite, juste à côté. Elle sent l’odeur des draps un peu rêches, chasse un moustique, sort son téléphone. Elle cherche les horaires des prochains départs pour Saragosse, mais le cœur n’y est pas.
Bien sûr qu’elle veut partir, quitter Lérida, poursuivre son périple après cette escale inopinée, mais elle n’arrive pas à se concentrer, encore chahutée par tous les souvenirs de la nuit. C’est comme si elle s’était repassé le film de sa vie, ou des bribes, dans le désordre. Elle s’interroge encore plus sur le sens de sa quête, sur ce qu’elle attend vraiment de ce voyage. Une acceptation du mal-être de son couple ? Un refus de ce « moment d’égarement » comme il dit, qui lui donnera la force de reprendre l’avantage ? Une envie de changement ? De pardon ?
Ou juste la possibilité de tout oublier pour s’offrir une parenthèse rien qu’à elle, loin des turpitudes du quotidien. De franchir des barrières. De tutoyer l’interdit. Le risque. Le plaisir.
Léa regarde sa montre : 8 h 30, il est encore tôt. Elle se lève, ôte le vieux pyjama bleu pour enfiler un tee-shirt sans manches, qui lui arrive à mi-cuisses.
Elle décroche l’antique téléphone blanc fixé au mur, appelle la réception et commande un petit déjeuner au lit, si c’est encore possible. « C’est possible », répond la voix, reconnaissable entre toutes. Il va lui monter ça dans quinze minutes.
Elle s’étire longuement, savoure chaque seconde, soupire d’aise, fière de ce qu’elle s’apprête à faire, pour la toute première fois. Ou alors elle ne fera rien, mais ça aurait pu… Et ce souvenir-là l’aidera à prendre la bonne décision.
Mais déjà, on toque à la porte.

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