Le jour NE se lève PAS

Angela n’a pas sommeil.

Elle passe d’un côté à l’autre de son lit à 2 places. Elle l’avait acheté au cas où un jour quelqu’un partagerait ses nuits. Cela ne s’est pas encore produit.

Elle se demande si elle ne vas pas viser plus petit lorsqu’elle en changera. Certes, elle adore faire l’étoile de mer sur son matelas, libre d’écarter bras et jambes à la recherche d’un coin de fraîcheur sur le drap tiède.

Elle regarde le fil des actualités de divertissement sur son smartphone. Cela ne lui apporte aucune joie. La vie des people reste plate à en mourir d’ennui.

*

Angela ne trouve pas le sommeil.

Elle se lève, écarte les épais rideaux de sa chambre, ouvre la fenêtre et fait un pas. La voilà dehors, sur le petit balcon.

Elle dit bonjour à la lune qui semble lui rendre son sourire. Un silence inhabituel enveloppe la rue. Peut-être que les gens sont davantage fatigués, se dit-elle. Ils ont de la chance ; ils dorment, eux.

Le tic-tac de la pendule se distingue nettement. Angela tourne la tête. Il est 6h. Et il fait noir.

C’est un matin de nuit, pense la femme sur son balcon.

Aucun véhicule ne circule. Angela se sent un peu seule, sans bruit au-dessus, ni en-dessous, ni à droite, et encore moins à gauche.

Angela a déjà connu des silences épais, comme la neige qui recouvrait la rue il y a 2 décennies. Mais ce matin de nuit-là, le bitume est sec.

Angela ne sait pas quoi faire. Il est 6h10 à présent. Elle peut officiellement se lever, aller au bureau. Elle jette à nouveau un œil sur son téléphone ; c’est dimanche, et elle ne travaille pas ce jour-là.

*

Des bruits de pas se font entendre derrière la porte de l’appartement. Il est 7h, Angela a pris sa douche, s’est enduit intégralement le corps de son huile sèche préférée. Elle a l’impression de commencer une journée sans fin.

Le jour s’obstine à ne pas se lever.

*

Angela regarde à travers le judas. Un homme monte l’escalier et s’arrête devant la porte du second logement de l’étage. Elle ouvre :

– Bonjour ! Vous étiez dehors ? C’est drôlement silencieux, vous ne trouvez pas ? Il se passe quelque chose ? J’ai raté un épisode ?

Le type dévisage sa voisine. Angela se sent blêmir, les mots sont sortis sans filtre. L’homme perçoit le changement de couleur de la femme et esquisse un large sourire.

– Non, je suis juste descendu dans le local des poubelles. Mais c’est vrai, ce n’est pas la fête dehors. C’est différent, les autres dimanches ? Je ne viens qu’une fois par mois. C’est ma sœur qui vit ici.

Le visage d’Angela s’empourpre. Elle sent piégée dans un scaphandre de honte.

– Oups ! Pardon, je ne savais pas. Les autres dimanches… le jour se lève.

– Ah ! C’est bon à savoir, ajoute le frère de la voisine titulaire. Bonne journée ! A moins qu’il ne faille dire « Bonne nuit » aujourd’hui !

*

Angela se décide à s’extraire de l’appartement, dévale l’escalier et enfin sort de l’immeuble. Au loin se dessinent des silhouettes. Elles seront ses repères. Arrivée devant un café, elle s’arrête devant l’écran de télévision. Une chaîne d’info en continu diffuse un bandeau : « Nuit noire en Europe ».

Ainsi, le retard de lever du jour est généralisé sur le continent. Angela est captivée par l’image.

Un journaliste sur fond de ciel bleu s’exprime : chez lui, le soir ne tombe pas.

Ainsi, la moitié du monde est dans le noir, et l’autre partie en pleine lumière depuis un bon bout de temps. Il y a un truc qui cloche.

Tiens, on est en direct de la station spatiale internationale.

– Quelle visibilité avez-vous sur la planète ?

Le colonel Machin répond dans un anglais parfait qu’ils sont occupés à déboucher des canalisations ; autrement dit ils n’ont pas le temps de s’intéresser aux terriens.

Les satellites ne crachent aucune information supplémentaire. La voie spatiale ne donnant rien, d’éminents scientifiques sont appelés à la rescousse.

*

Angela s’est confortablement installée dans le bar, rejointe par d’autres curieux prêts à partager leurs émotions sur cette journée transformée en nuitée extra-ordinaire.

Un vulcanologue intervient pour affirmer qu’aucune activité sismique suspecte n’a été détectée.

Les derniers marins du Vendée Globe, encore en course, deviennent soudainement des témoins de premier plan.

– Écoutez, on passe du tout clair au tout foncé, sans nuance. C’est étrange.

– Et les soucoupes volantes, elles ressemblaient à quoi ?, demande la matinalier en plateau.

– Mais je n’ai jamais parlé de soucoupe volante ! Pourquoi, les gars derrière en ont vues ? Vous leur avez demandé si leur stock de vivres était épuisé au point de se lancer dans la consommation exclusive de bibine ? Alors si c’est pour le faire dire ce que j’ai pas dit, ni même imaginé, je préfère cesser la communication et retourner à la couture de ma grand-voile.

Le journaliste affiche un sourire crispé.

– Comme vous voyez, nos aventuriers des mers sont à cran. Vivement qu’ils reviennent au bercail nous raconter leurs rencontres exceptionnelles… Attendez, dans mon oreillette on m’annonce que nous sommes en ligne avec un spécialiste de Jules Verne. Bonjour Monsieur !

– Bonjour, je m’appelle Emmanuel M., pour garder mon anonymat et je connais très bien la ville d’Amiens.

– Oui… et ?

– Eh bien, jeune homme vous n’êtes pas sans savoir que la maison de Jules Verne est amiénoise.

– C’est possible. Où voulez-vous en venir ?

– Alors, voilà mon raisonnement : je connais Amiens. Même très bien. Amiens est la patrie de Jules Verne1. Donc, je connais très bien Jules Verne.

– Soit, que vient faire Jules Verne dans cette incapacité du jour à se lever ici où à se coucher ailleurs ?

Voyage au centre de la terre, ça vous parle ?

– Oui, j’ai lu ça au collège, en 6e.

– Oui… eh bien moi, je l’ai déchiffré au CP !

– Bravo ! Est-ce qu’on peut avancer ?

– J’y viens ! Le manuscrit a peut-être caché une information cruciale.

– Ah oui ?! Laquelle ?

– Voilà, et s’il y avait quelque chose au centre de la terre ?

– Ben, nous savons tous qu’il y a un noyau.

– Mais non couillon ! Je ne vous aurais pas appelé pour rabâcher ce que tout le monde sait !

– Allez, allez, monsieur M., accouchez ! On n’a pas 3 heures non plus !

– Vous êtes bien prétentieux, jeune homme. Je vous préviens, j’ai de hautes fonction.

– C’est ça, fais ta pleureuse !

Rémi ! T’es en direct, dit une voix off.

– Pardon… Donc, monsieur M., vous émettez l’hypothèse qu’il y a autre chose qu’un noyau au centre de la terre…

– C’est que tu comprends vite quand on t’explique longtemps !

Monsieur M. ! On est en direct ! répète la voix off.

– Hem, désolé, oui. J’ai des témoins qui attestent avoir entendu un Glong.

– Ah oui ? Et savez-vous à quoi correspond ce Glong ?

– J’y viens ; un ami, oreille d’or dans la Marine, développe une théorie fantastique !

– Pour nos téléspectateurs, je rappelle que l’oreille d’or dans un sous-marin est chargé de reconnaître les différents sons et ainsi identifier les menaces.

– Tout à fait, Rémi ! Je disais que ce Glong pourrait appartenir à… une pile.

– Ah bon ?! Elles font Glong vos pile ?

– Lesquelles ? Les LR6, les piles au lithium ? Je déconne. Non, mais pour faire tourner la terre, il s’agit certainement d’une pile particulière !

– J’en conviens. Si je résume, une pile défectueuse empêcherait la terre de tourner ? Eh ben ! Elle a une sacrée durée de vie. C’est quelle marque ? Duracell ?

– Jeune impudent ! Quelle autre explication avez-vous, hein ? Vous voulez qu’on aille déterrer Jules Verne pour lui demander ?

– Écoutez monsieur M., là vous partez en cacahuète. Vous n’envisagez pas un souci de champ magnétique, je ne sais pas, moi, je ne suis pas spécialiste. Et faire venir en plateau des gens compétents, un dimanche matin, alors qu’il fait noir partout, c’est la galère.

– En tout cas, il faut vite trouver la solution, car qui dit nuit dit allumer la lumière. Et qui dit allumer dit électricité, et qui dit électricité dit facture ! Ça va nous coûter un pognon de dingue !!!

– Monsieur M., je crois que je vous reconnais. Et on fait comment pour la pile ? Il faut la changer ou la réparer ? Et qui s’en occupe ?

– Écoutez, j’ai entendu un type à Washington qui prétend faire des trous à tire-larigot. Je vais l’appeler.

– Vous pensez qu’il va le faire gratuitement ?

– Non. Il va forer une première partie pour lui, et on lui demandera de percer un peu plus loin.

– Et s’il ne trouve rien ?

– Vous ne me croyez pas, c’est ça ?

– Je n’ai pas dit ça. Je veux bien écouter tous ceux qui ont des explications valables à fournir. Mais le coup de la pile… je suis un peu dubitatif.

– Écoutez, je vais demander ; cela lui fera un bon coup de pub. Imaginez : « le président qui dépanne la terre et l’humanité ».

– Mouais. Je vous remercie monsieur M. de vos éclairages. Nous allons faire une pause dans nos émissions.

*

Rémi débranche son micro, retire son oreillette et lance à la cantonade :

– Qu’est-ce que vous m’avez fait les gars ? C’est un bizutage, c’est ça ? Vous me passez un allumé qui me fait penser à un mec du gouvernement et qui croit dur comme fer à la présence d’une pile au centre de la terre ? Vous me croyez assez con pour gober un truc pareil ? C’est quoi, la suite des programmes ?

On sera en direct avec les USA. Le forage commence.

– Dites-donc, ils perdent pas de temps ! Je vais me prendre un café, j’ai besoin de me réveiller.

Rémi sort du studio, marche dans le couloir qui mène au distributeur de boissons chaudes. Derrière la baie vitrée, la nuit domine.

Rémi s’imagine la vie de ceux qui, près du pôle voient très peu le jour. Comment tiennent-ils le coup moralement sans soleil ? Heureusement, ce n’est pas permanent.

Le gobelet de café chaud entre les mains, Rémi s’interroge ; et si on ne déterminait pas pourquoi la terre s’est arrêtée ?

Et si tout cela n’était qu’une immense supercherie ?

Dans un cas comme dans l’autre, Remi frissonne : combien de temps encore le jour restera absent ?

*

Dans le bar, Angela et les autres débattent des hypothèses en tout genre. Le doute est palpable.

Soudain, quelqu’un lance :

– Et si c’était Christo qui avait emballé la planète ?

– Mais il est mort ! rétorque Angela.

– On a affaire à un copycat !

– Copycat, copycat… on n’a pas affaire à un crime non plus, soupire Angela.


1Jules Verne est né à Nantes et mort à Amiens. Faire de la ville de la Somme la patrie de l’écrivain est un raccourci peut-être abusif.

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