Un jour de pluie

Elle regarde la pluie glisser sous la véranda. Dans ses yeux, la transparence des larmes salées s’accumule. Son cœur gonfle. Elle soupire lentement pour laisser tout couler. Son cerveau tente des retours à la raison, à des choses terre à terre pour oublier le chagrin. Des réflexions du genre : quand la pluie s’arrêtera, il faudra laver les vitres pour laisser entrer la lumière. Ou encore, y a-t-il encore du lait dans le frigo ? Ou même, il faudrait aller mettre le linge à laver, à cause de la météo, il va mettre plus de temps à sécher.
Si les soucis de Gaëlle ne se limitaient qu’à son ménage et à ses courses, pleurerait-elle moins ?
La pluie allait cesser. Éventuellement. Ses larmes se tariront. Éventuellement. Un sourire s’affichera sur son visage. Très certainement. Le soleil brillera dans le ciel bleu à nouveau. Obligatoirement.
Sous cette véranda, à la fois dedans et dehors, Gaëlle hésite. Elle essuie ses joues, lace ses baskets, enfile son trench et se lance sous la pluie, en relevant son col. Elle n’aime pas les parapluies. Elle se dit que la pluie, ce n’est que de l’eau, tant pis si elle ne passe pas à travers les gouttes.
Elle en a assez d’attendre le bon moment. Elle sort donc, malgré la pluie. Pendant une courte seconde, elle lève la tête. La pluie fouette son visage. Elle se lance ensuite en courbant les épaules, le dos un peu en avant pour être moins mouillée, pour marcher plus vite. Une illusion, songe-t-elle, mais peu importe.
Au détour d’une ruelle, elle s’abrite quelques instants sous un platane encore bien feuillu. Elle profite du calme et de la sérénité de cet endroit. Elle le redécouvre. Sous la pluie, il n’a pas la même intensité.
C’est drôle, se dit Gaëlle, comme un même endroit peut nous faire ressentir les choses différemment selon l’heure de la journée, le jour ou la nuit, selon la météo, le soleil ou la pluie. Et pourtant, ça reste le même endroit, immobile.
La pluie s’amenuise. Elle devient timide et frêle. Gaëlle en profite pour s’extraire de son abri, de la protection du grand platane. Son pas est dansant et sautillant pour éviter les flaques potentiellement profondes. Ça l’amuse, ça réveille son âme d’enfant. La pointe de son pied droit s’enfonce dans une flaque qui lui paraissait pourtant plate. Gaëlle se rattrape le plus vite possible, son talon gauche trouve un autre trou d’eau. Droite, gauche, droite, gauche, vite, elle ne calcule plus les probabilités de profondeur de flaques, elle cherche juste un bout de trottoir sec. Ses yeux se plissent pour aider à la concentration. Elle cherche un auvent, un abribus, un parapluie citadin en somme.
Elle trouve mieux : entre le dedans et le dehors, elle pose un pied trempé dans la galerie Vivienne. Dans une vitrine, une toile représentant la demoiselle au violoncelle.
Gaëlle tend l’oreille, les cordes pleurent, les cordes se gonflent et étirent une douce mélodie mélancolique. La demoiselle a un sourire doux, des yeux perdus dans le vague.
Gaëlle est hypnotisée par cette vision. Elle reste devant la vitrine un long moment, le temps de former de la buée et d’ajouter du flou. Elle recule pour laisser la buée s’échapper et retrouver de la clarté.
La pluie clapote sur la voûte vitrée puis s’arrête. Le silence s’installe quelques secondes. La pluie reprend le dessus. Elle tambourine. Ça en devient assourdissant. La pluie veut s’imposer au moins une dernière fois, elle ne veut pas qu’on l’oublie. Ça tape, ça cogne. Dans la galerie, ça résonne.
Gaëlle jette un dernier coup d’œil à la demoiselle au violoncelle. Elle a la drôle impression que son sourire s’est agrandi, que son regard s’est affirmé. Elle tient l’archer avec fermeté et détermination. Gaëlle le sent, Gaëlle le sait, la demoiselle au violoncelle joue sa vie. Elle la salue d’un geste tendre, discret, presque effacé.
Sur la voûte vitrée, les gouttes glissent sans faire de bruit. Ce sont les dernières larmes du ciel, qui s’échappent dans une rainure, une fissure. L’eau trouve toujours un moyen, une porte de sortie.
Gaëlle part à la recherche d’un banc, d’une chaise, d’un bloc de pierre. Elle sort de la galerie Vivienne, tourne pour atteindre le jardin du Palais Royal. Il est étrangement vide. En même temps, il a beaucoup plu depuis qu’elle est sortie. Gaëlle repère un endroit doux, un endroit qui, à un autre moment de sa vie, lui aurait sûrement paru complètement fade et terne. Aujourd’hui, ce n’est pas le cas.
Elle s’assoit en tailleur sur le banc en bois, le seul qui n’a pas pris la pluie, le sol bien au sec. Elle hésite. Sort-elle son livre en cours de lecture ou son carnet pour écrire, dessiner, faire danser son crayon ? Elle commence par le livre. L’histoire réveille des souffrances passées. C’est une histoire vraie, une histoire dont tout le monde se souvient. Impossible d’échapper à la réalité, impossible de rêver. Elle attrape juste un mot, un seul. Elle ne choisit pas le titre, trop connoté. Elle en choisit un qui ouvre des portes, elle le trouve quelque part au milieu d’une page qu’elle n’a pas encore lue.
Elle dessine ce mot de différentes façons. Elle se souvient des différentes clefs qu’elle a tenues tout au long de sa vie. Des clefs qu’elle voulait garder, en faire une collection. Elle en a encore quelques-unes, mais elle ne se souvient plus quelles portes elles ouvrent, dans quel pays.
Après avoir griffonné quelques clefs, plus ou moins jolies, plus ou moins ornées, elle se lance dans quelques lignes. Elle commence par écrire le mot « déconnexion ». Elle lâche d’abord les gros mots qui lui viennent, en lisant ce mot : Ça ressemble à déconner, il y a le mot con et le mot conne aussi. Est-ce que ça veut dire qu’il faut déconner, jouer au con ou être complètement conne pour réussir sa déconnexion ? Qu’ils aillent se faire foutre tous ces acrobates avec leur costume de papier, se dit-elle. Ça lui fait du bien cette vulgarité. Il n’y a pas de faux-semblants. Elle a l’impression d’enfreindre une règle parentale pour la première fois. Le risque d’une punition ne l’effraie pas.
La pluie a définitivement cessé. Enfin. Le soleil tente une percée à travers les immeubles, les feuillages. Il caresse le bras gauche de Gaëlle, celui qui dépasse un peu de l’abri de l’arbre. Gaëlle continue à écrire. Elle a évacué la vulgarité, elle a évacué la tristesse dans la véranda, elle a lavé le chagrin sous la pluie, elle a écouté la demoiselle au violoncelle, elle a dessiné des clefs. Elle continue à écrire une liste de mots qui rebondissent les uns sur les autres. C’est un jeu qu’elle faisait enfant avec sa grande-tante qui n’avait pas eu d’enfants. La règle c’était de dire un mot et l’une après l’autre annonçait un mot qui avait un lien ou pas vraiment. Une règle sans en être une. Un souffle de liberté créative.
Gaëlle se lance : Tasse. Café. Matin. Chagrin. Pluie. Fini. Début. Debout. Elle s’arrête, elle veut s’élever et passer à autre chose, ne pas rester collée à la réalité. Elle lève la tête, prend une inspiration : ciel. Rien ne rebondit après ciel. Ses pensées divaguent, elle repense à sa grande-tante, à sa bonne humeur débordante, aux secrets qu’elle n’a jamais partagés, ceux qui lui ont fait du mal, ceux qu’ils l’ont anéantie. Gaëlle n’avait jamais soupçonné les malheurs qui lui était arrivés. Gaëlle inspire profondément, regarde vers le ciel, lance un merci muet à cette grande-tante.
Changer d’idée, changer le cours de ses pensées. Elle reprend son cahier, griffonne des traits, des arabesques, des petits dessins qui se forment quand on est au téléphone.
Elle range son carnet et reprend le cours de sa lecture. Un témoignage fort. Elle reconnaît le nom des personnages qui étaient de vraies personnes. Elle n’y arrive pas. Elle referme le livre. Ça s’est pourtant passé il y a dix ans déjà. Elle se fait la remarque. Ça fait dix ans déjà et la blessure est toujours là, béante.
Un homme avec un parapluie noir s’est assis à côté d’elle. Elle a une sensation étrange. Elle sent son espace vital envahi par la présence de cet homme. Ils ne se sont pas salués. Ils sont juste assis, côte à côte, sans contact physique, le banc est suffisamment grand. C’est le seul au sec. Sinon, pense Gaëlle, il se serait sûrement assis ailleurs.
L’homme lui paraît plus jeune qu’elle. Elle sent sa bienveillance, une forme d’amour même émaner de lui, dirigé vers elle. Ils ne se connaissent pas, ils ne se parlent pas, ils ne se regardent pas. Il a des écouteurs dans les oreilles. Elle n’entend pas la musique qui l’anime ou serait-ce un podcast ?
Il a l’air concentré, le regard droit devant lui, perdu dans le vague, comme la demoiselle au violoncelle.
Gaëlle osera-t-elle lui adresser la parole ? Il est encore trop tôt pour cela, elle n’en a pas le courage. A-t-il lui aussi ressenti cet échange entre leurs âmes ? Ce message qui leur disait, allez-y, vous avez une connexion évidente.
Gaëlle prend peur, elle ne veut pas qu’on la prenne pour une folle.
Le soleil est haut dans le ciel. Il caresse ses jambes après avoir séché ses baskets. Elle se penche en arrière pour lui laisser le temps de remonter jusqu’à son visage. Ça ne saurait tarder. L’ombre de l’arbre est en train de tourner.
Elle pose ses mains sur le banc. Elle sent celle de l’homme au parapluie sur la sienne. Elle ouvre discrètement les yeux pour s’en assurer. Sans surprise, les mains de l’homme ne la touchent pas, ne la frôlent pas. Pourtant, elle sent toute sa présence, tout son corps s’incliner vers elle, lui tendre les bras. Quelle sensation douce et étrange.
La curiosité de Gaëlle surpasse sa peur. Elle reste assise là quelques instants pour laisser faire cet échange charnel imaginaire. Cela la trouble, elle rougit.
Le soleil remonte sur son ventre, ses bras. Elle le sent pénétrer dans son corps encore mouillé. Elle inspire et expire doucement. Elle ferme les yeux et visualise sa lumière intérieure. Elle la laisse se diffuser en elle, tout autour d’elle.
Les larmes ont séché depuis longtemps. Elle reprend conscience de son environnement, comme à la fin d’une méditation. Elle repose ses pieds au sol, met ses mains sur son ventre, pour accompagner sa respiration. Elle ouvre doucement les yeux. Le soleil a atteint son visage. Enfin.
Elle remet doucement son cahier et son livre dans son sac à main. Elle s’imprègne de l’aura de son voisin, mais elle n’osera pas lui adresser la parole de peur de perdre la magie du moment.
Ses baskets sont sèches, son trench aussi, ses cheveux sont encore un peu humides. Elle passe ses doigts dedans pour leur permettre d’accélérer le séchage. Elle se lève, commence à s’éloigner du banc.
Elle entend dans son dos une voix timide et douce lui proposer :
– Excusez-moi, ça vous dirait un lait grenadine ?

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4 réponses à Un jour de pluie

  1. Sylvie W dit :

    L’histoire se déroule sans heurt, limpide, sensations après sensations. Entre pluie et larmes, échange charnel imaginaire et lait de grenadine! Beau style où rien n’est de trop.

  2. Emmanuelle P dit :

    J’ai adoré. Beaucoup de douceur. Merci Marija.

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