– Bah tu vas voir, on va lui demander. Je te dis que j’ai raison.
– Pfff mais n’importe quoi. Tu n’y connais rien ! Quedchie. Il va te le dire que t’y connais rien de rien. Ah ! Le voilà justement.
– Bonjour messieurs. Quel est le sujet de votre dispute ?
– Bonjour maître.
– Bonjour maître.
– Oui bonjour. Dites-moi tout.
– Merci maître.
– Merci maître.
– Aaah mais arrête de tout répéter !
– Mais tais-toi et laisse-moi lui expliquer.
– Non tu racontes mal. Et du coup tu vas enduire le maître d’erreurs.
– Pfff mais tu t’entends parler ?! N’importe quoi ! Personne ne peut enduire d’erreurs le maître voyons !
– Bon messieurs, si vous en veniez aux faits plutôt…
– Oui pardon maître.
– Oui excusez-nous maître.
– Joachim était dans sa cuisine vers 11H00 ce matin. Il devait aller récupérer nos enfants à l’école vers 12H30. Oui enfin je dis « nos enfants » parce que son petiot est dans la même classe que le mien hein. Rien de bizarre, je veux dire.
– Ouais exactement. Sauf que j’avais prévenu Herbert…
– Herbert c’est moi.
– Oui Herbert c’est lui. J’avais prévenu Herbert, je vous disais, qu’il fallait que je cuisine du canard pour Mathilde, parce qu’on est le 8.
– Bon, je n’y comprends rien à votre histoire.
– Ah bah oui, pardon. Mathilde c’est ma femme. Et le 8 c’est notre chiffre à ma femme et moi.Donc le 8 je lui prépare du canard. Tous les 8. Tous les mois.
– Ah. Comme c’est plaisant.
– Ne vous moquez pas maître. C’est sérieux.
– Oui mais tu avais dit que tu irais !
– Mais tu savais que c’était le 8 !
– Mais t’avais dit que c’était ton tour !
– De quoi ?
– Bah d’aller chercher les marmots ! Vous ne suivez pas maître ?…
Le maître ne suivait en effet que légèrement cette querelle. Le bruit, les quolibets et les argumentations illogiques et déraisonnables lui parvenaient comme un écho lointain depuis quelques jours. Ou plutôt comme à la piscine. Quelque chose de diffus, qui résonne, dérange et berce à la fois.
Cela faisait bientôt 6 ans qu’il exerçait en tant que maître. Ce n’avait jamais été pour lui une profession, pas même une vocation, tant il avait toujours trouvé cela naturel qu’il sache, et qu’il résolve les problèmes des autres. Lui n’en avait que peu. Pas de difficultés physiques, à part une digestion mouvementée en cas de laitages. Pas de troubles de la concentration, du sommeil, et pas d’irritabilité excessive. Il souriait rarement, mais à bon escient. Bref, il était conforme. Il disposait des qualités requises pour être maître, et n’avait jamais envisagé ne plus l’être. Alors d’où venait son trouble ?
– Alors maître, vous êtes d’accord, c’est Joachim qui aurait dû y aller ?
– Mais noon, le maître, il pense comme moi. C’est sûr que c’atit toi ! Hein maître ?
– Alors maître ?
– Alors maître ?
– …
– Bah dîtes !
– Ouais dîtes-nous !
– Euh, je ne sais pas…
– Quoi ?!
– Comment ?!…
Il l’avait dit. Il était plongé dans ses pensées, et ne s’était pas rendu compte. Plutôt que dans ses pensées, il était entraîné dans une barque, se laissant dériver, loin de sa conscience et de la réalité, porté par les flots calmes mais certains qui faisaient vivre son esprit.
Il fut surpris. Il ne savait pas que l’on avait enlevé l’amarre. Etait-ce lui qui avait levé l’ancre ? Il repensait aux événements récents. Une renontre ? Non. Un accident ? Un échec ? Même pas. Une difficulté à résoudre ? Non plus. Une lassitude ? Ah… Du vide ? Oui, là, oui, ça prenait forme. On connaissait tous cela à un moment ou à un autre, pensa-t-il. Non ?…