Le carrelage sous ses pieds était glacial. Où était-elle, déjà ? En un battement de paupières, elle avait perdu le fil, une fois encore. Les néons l’éblouissaient – soudain, elle perçut le brouhaha ambiant à travers ses acouphènes. Le visage apaisant projeté par les écrans sur chaque mur l’enjoignait à emprunter le couloir C, alors ses jambes se mirent en marche et elle obéit.
Depuis combien de temps était-elle ici ? Où était-elle, avant ? Quand avait-elle abandonné la recherche de ses souvenirs ? Alors qu’elle se dirigeait à travers les couloirs aseptisés, il lui semblait que sa conscience émergeait d’un long néant contonneux. Elle se trouvait à présent dans une file d’attente – pourquoi portait-elle une chemise de nuit d’hôpital ? Elle se trouvait dans une file d’attente, et il y avait des visages autour d’elle – certains dans un écran, certains sur un corps; certains riaient, certains criaient. Elle s’accrocha un instant à une paire d’yeux qui lui parlaient un étrange langage. La bouche en-dessous bougeait, cette personne devait s’adresser à elle, mais les sons étaient noyés dans le coton du monde. Ses yeux, ses yeux seuls réveillaient en elle les couleurs d’un rêve déjà disparu.
Trou noir. Le couloir encore, toujours le couloir, le carrelage glacial, les écrans – et ce mal de crâne … Elle errait dans ce dédale blanc et gris, quand soudain, à quelques mètres d’elle, elle vit un caillou. C’était bien la dernière chose qu’elle se serait attendue à trouver dans cet endroit – mais de toute façon, elle n’attendait plus rien. Un caillou. Elle y posa son pied, le fit rouler sous ses orteils, se laisse surprendre par son contact âpre, rugueux, irrégulier. Elle se baissa pour le saisir – il lui fut familier, une fraction de seconde. Le portant à son nez, elle reconnut de lointains arômes de mousse, de violette, et une vague note métallique. D’où venaient ces mots et ces images qui surgissaient dans son esprit ? Elle mit le caillou dans sa bouche, continua son chemin, et en vit un deuxième. Un éclat de rire de plaisir lui fit recracher le premier caillou. Le deuxième était plus lisse, comme poli par la mer. Il était tout doux sous la plante de son pied. « Celui-ci doit sentir l’iode », pensa-t-elle : raté ! Ce caillou sentait le café frais et le pain grillé. « Cela n’a aucun sens », se dit-elle, et soudain elle eut un frisson. Elle était seule dans le long couloir vide, dans sa blouse, sans rien d’autre. Un instant, elle n’avait plus entendu les messages pourtant ininterrompus des écrans. Elle se rappelait l’océan, les forêts et les matins, mais toujours pas son nom. Elle était arrivée au bout du couloir, à une intersection. Au loin, à gauche, elle vit un troisième caillou.
quel beau texte Delphine. Tout en douceur et en délicatesse pour exprimer l’ambiguité de cette conscience vacillante. Ce caillou si prosaïque pour nous et si évocateur d’odeurs et de sensations-souvenirs pour elle, quelle belle et touchante idée. En filigrane, un environnement d’hopital, juste évoqué pour accompagner le vide et le trou noir. On l’accompagne cette femme! Bravo. Sylvie