Des rêves enfouis. Jeanne ne savait pas si elle aimait bien cette idée. Ou non. Et surtout faut-il les déterrer ? Est-ce pertinent de sortir les squelettes du placard ? Jeanne comprenait l’explication du médecin et en même temps, elle ne l’aidait pas. Elle voulait juste que cela cesse. Son corps était à nouveau sain et plein de vie, mais pas son esprit. Tous les matins elle se réveillait en sueur, le cœur battant la chamade et un cri de terreur au bord des lèvres. Mais jamais, elle ne se souvenait pourquoi. Elle avait toujours cette impression qu’il manquait quelque chose. Qu’elle avait quelque chose à faire.
Jeanne versa l’eau dans sa tasse et aussitôt l’odeur de thym envahit la pièce. Cette odeur l’apaisait toujours. Elle lui rappelait ses années d’apprentissage auprès du maître. Il en avait une tasse prête à chaque fin d’entraînement. « C’est bon pour la résistance. » La tasse chaude entre les mains, elle se planta devant la baie vitrée et regarde la pluie tombée. Goutte à goutte incessant. Elle ne voulait plus être triste de s’être réveillée sans lui. Après deux ans de coma, elle avait appris que la seule personne qu’elle aimait était morte. Mais elle ne voulait plus verser de larmes sur son sort ou sur le sien. Ce n’est pas ce qu’il aurait voulu. Il aurait voulu qu’elle avance, qu’elle réalise ses rêves.
Des rêves enfouis. Toujours les mêmes. Des rêves qui n’avaient de rêve que le nom. Tout le monde lui disait de prendre le temps avec son esprit comme elle avait pris le temps avec son corps. Mais Jeanne était impatiente. Elle voulait reprendre une vie normale. Reprendre le cours de sa vie. A force de volonté, elle avait refait fonctionner chacun de ses muscles, de ses nerfs. Elle avait réappris les gestes du quotidien. Comme une enfant, elle avait tout recommencé. Mais le chemin avait été long et elle voulait qu’il s’arrête. Ses mains se crispèrent sur la tasse. « Est-ce la destination ou le chemin l’important ? » Jeanne n’en pouvait plus de cette question et du chemin. Elle voulait arriver à destination. Elle voulait comprendre cette peur, cette colère, ces souvenirs absents et cette sensation au creux de l’estomac. Cette boule qui ne cessait de grandir comme pour l’engloutir. Elle savait qu’il manquait quelque chose mais ne trouvait pas quoi.
Elle se souvenait d’avoir dit au-revoir au maitre et d’être partie. Elle se souvenait d’avoir oublié son sac et d’avoir fait demi-tour. Elle se souvenait de la porte en bois. Elle se souvenait de ses moindres détails. De chaque rainure, de chaque veine, de chaque motif. Elle revoyait sa main sur la poignée usée. Elle revoyait la porte s’entrouvrir. Puis plus rien. Le flou, puis le noir. Comme si son esprit ne voulait pas qu’elle sache. Le corps médical lui disait qu’il y avait une bonne raison. Que c’était pour lui permettre de vivre normalement. Mais elle ne vivait pas normalement. Elle ne pouvait pas ne pas savoir. Jeanne avait besoin de comprendre comment et pourquoi. Comment elle était passée de la maison du maitre à une petite ville au bord du désert ? Pourquoi elle avait été retrouvée déshydratée et semi-consciente avec du sable plein les poches ?
Il lui avait fallu deux ans pour reprendre conscience puis six mois de rééducation intensive et encore six mois de réadaptation. Elle ne voulait plus attendre. Le chemin était beaucoup trop long. Elle avait décidé de rester dans cette ville inconnue. Elle n’avait plus rien qui l’attendait ailleurs. Le maître n’était plus et sa ville n’était plus que le fantôme d’elle-même. Pendant ses deux ans de sommeil, les gangs avaient tout ravagé. D’un petit incident, on était passé à une guerre sans fin. Dans un coin de sa tête, Jeanne avait la conviction que tout aurait pu être évité. Elle avait souvent des convictions de ce type sans jamais savoir d’où elles venaient.
Sa tasse était vide et la pluie avait cessé. Le soleil reprenait ses droits de toit en toit devant ses yeux. Il l’aveugla un instant et elle eut l’impression que quelque chose poussait une barrière invisible dans son esprit. Jeanne décida alors qu’elle en avait marre d’attendre. Elle décida de prendre en main le chemin. Elle décida d’écouter son instinct. Elle devait retourner dans le désert. Elle devait briser cette barrière invisible. Au diable les médecins et l’attente. Elle se resservi une tasse et entreprit de préparer ce voyage. Elle voulait partir au plus vite. Retourner dans cette petite ville au bord du désert et aviser ensuite. Elle n’avait rien à perdre et rien qui l’attendait. Elle devait essayer coûte que coûte. Elle courait peut-être après une chimère mais elle ne le saurait pas avant d’y être allé. « Est-ce la destination ou le chemin l’important ? » Jeanne se dit que le chemin l’aiderait surement avec la destination. Elle avait une visite médicale le lendemain, elle décida donc ne pas se précipiter et se prépara à partir la semaine suivante. Elle ne dit rien à personne. Non pas qu’elle avait quelqu’un à qui le dire. Elle était impatiente et anxieuse. Pressée et hésitante. Enervée et calme. Elle ne tenait plus en place et imaginait des centaines de scénarii. Elle savait que si rien ne découlait de cette aventure, elle serait extrêmement déçue mais peut-être pourrait-elle alors vraiment avancer sans regarder en arrière.
Jeanne avait décidé de prendre le train. Elle avait toujours aimé ce mode de transport. Il était comme hors du temps. Ces heures passées assises à regarder le paysage n’existaient pas dans le continuum de sa vie. Elles se trouvaient à côté. Jeanne savait que cela l’apaiserait pendant le voyage. Une fois arrivée, elle sentit tout de suite la chaleur étouffante. Celle qui vous écrase au sol. Elle sentit la barrière invisible faire son apparition. Cela ne fit que renforcer sa détermination. Elle posa ses bagages dans un petit hôtel te se renseigna sur la façon d’aller dans le désert. On la dirigea vers un guide. A peine rentrée dans son bureau, elle entendit une exclamation : « Mais alors vous vous en êtes sortie ! » Jeanne se retourna vers la voix. Un homme âgé au visage buriné et aux yeux éclatants la regardait. « On se connait ? » Il lui fit un signe de venir s’asseoir. « Non pas vraiment mais c’est moi qui vous ai trouvé dans le désert. » devant le regard étonné de Jeanne, il lui sourit : « J’étais parti pour me dégourdir mes jambes et je suis tombé sur vous à quelques centaines de mètres de la ville. Vous marmonniez des paroles incompréhensibles et … » Il se leva alors puis chercha dans une grande malle. En revenant, il lui tendit une gourde : « Vous teniez cela à la main. J’ai eu le plus grand mal à vous l’arracher et à vous ramener en ville. Quand ils vous ont emmené, je n’étais pas sûr que vous surviviez. » Jeanne essayait d’absorber ces informations. Elle sentait la barrière s’amoindrir mais rien ne revenait pour l’instant. Elle décida de persévérer : « Vous pourriez me montrer où vous m’avez trouvé. J’essaye de me souvenir. » Elle lut la pitié dans son regard mais il accepta. Il était tard donc il lui donna rendez-vous au petit matin. Toute la soirée, Jeanne observa la gourde, la tourna dans ses mains. Elle sentait le mal de tête arriver et se dit qu’elle ne trouverait rien de plus avec une simple gourde Mais elle savait être sur le bon chemin. Elle redoutait à présent de savoir ce qui avait pu l’amener à se perdre dans le désert mais elle était allée trop loin pour ne pas savoir.
Le lendemain matin, la chaleur était plus supportable et le paysage était magnifique. Elle raffermi sa conviction et retrouva l’homme devant chez lui. Il la guida à travers les rues jusqu’à la limite du désert. Il se retourna vers elle, le sourcil levé dans une question. Elle hocha la tête. « Voilà c’est ici exactement. » Il n’y avait rien de spécial. Juste le sable et le ciel à perdre de vue. Juste la ville dans le dos. Elle le remercia. Il hésita un instant puis la laissa seule en lui recommandant de ne pas s’éloigner. Jeanne avança quand même pour se retrouver comme seule au milieu du désert. Elle savait que c’était surement ce qui s’était passé. La barrière invisible se faisait de plus en plus présente et en même temps de plus en plus fine. Elle se concentra alors sur ses sensations. Le poids de la gourde dans sa main. La chaleur du soleil sur sa peau. Sa lumière aveuglante. L’instabilité du sable sous ses pieds. Dans sa tête, c’était sourd, flou et bruyant. Tout se mélangeait et rien ne se rangeait. Il y avait des flashes mais rien ne se mettait en ordre. Elle essayait d’attraper, de comprendre, d’abattre la barrière. Elle tourna sur elle-même. Rien devant, rien derrière. Que le sable et elle. « Est-ce la destination ou le chemin l’important ? »
Et là dans le silence du désert, la barrière se brisa. Sans un seul son, elle ouvrit les vannes des souvenirs et des douleurs. Jeanne lâcha la gourde et s’effondra. A genou dans le sable, elle se souvint. Du corps de son maître. De ses assassins. De l’hélicoptère. Du sourire malsain de ses ravisseurs. De la gourde jetée. De ce mince espoir. De sa détermination. De sa colère. Du sable sans fin. De la caverne. De cette sensation d’ombre. D’étancher sa soif. De ces deux yeux jaunes dans le noir. De ce petit animal plus terrorisé qu’elle. De cette certitude qu’il fallait avancer coûte que coûte. Qu’elle ne pouvait pas abandonner. Elle avait une mission et une vengeance. Elle avait échoué. A quelques pas de la ville. La force avait fini par lui manquer alors que la civilisation était à portée de main. Elle avait perdu trois ans de sa vie et sa seule famille pour l’appât du gain. Tous les morceaux s’emboitaient et se mettaient en place. Jeanne serra les poings et ferma les yeux. Elle avait survécu au désert. La jolie plante avait survécu. Le désert avait finalement eu des scrupules. Mais maintenant que les souvenirs n’étaient plus enfouis que lui restait-il ? La lueur menaçante dans ses yeux se durcit. Il restait la vengeance. Elle n’avait pas réussi à empêcher la destruction de sa ville. Mais peut-être pouvait-elle venger son maître et rétablir la paix. Sa détermination s’empara alors de son corps. Elle ramassa la gourde et repartit au combat.