Aujourd’hui, Melvil sourit

Melvil était plutôt débrouillard, même s’il avait du mal à retirer le brouillard dans sa tête. À l’école, il était souvent perdu, le visage en point d’interrogation en permanence. Souvent, il préférait regarder par la fenêtre et attendre que le brouillard se lève dans le ciel. Il espérait ainsi que ça se lève aussi dans sa tête.
Melvil n’était pas très bavard, bien au contraire. Il restait calmement sur sa chaise, un stylo à la main, oubliant parfois de poser les mots sur son cahier.
Il avait le cœur lourd lorsque la maîtresse lui ordonnait d’aller derrière le tableau. Il était pourtant sage comme une image, même s’il ne collectionnait pas les bons points. Derrière le tableau, le temps lui paraissait infini. Il essayait de trouver de nouvelles taches au mur.
Depuis son dernier passage, il y a un petit trou dans ce mur blanc cassé. Ça doit venir de la fois où la maîtresse a repoussé le battant un peu trop fort. Melvil s’approche un peu. Il y a une petite trace bleue. Un trait ? Non, un mot, écrit en tout petit. Il plisse les yeux. C’est écrit « rêver ». Il touche avec son index et souligne le mot avec son doigt. Il sourit. Il aimerait répondre. Il fouille dans les poches de son pantalon, dans un espoir qu’il sait impossible à atteindre.
Il se gratte la tête. Il entend un ploc à ses pieds. La maîtresse semble concentrée sur le reste de la classe. Melvil se baisse et ramasse le stylo qui lui a été lancé.
Il réfléchit à la réponse qu’il pourrait donner à ce mot. Il écrit après quelques secondes de réflexion, juste en dessous : « à l’envers ». Il range très vite le stylo dans sa poche avant d’être surpris par la maîtresse.
Melvil pense qu’elle l’a oublié derrière le tableau. Il attend que la cloche sonne pour sortir de son antre. Il essaie de tourner la tête pour trouver le camarade complice qui lui a permis de s’échapper de sa prison. Il n’arrive pas à se retourner complètement. Il espère avoir sa réponse à la récré.
À la maison, les volets en bois clair sont fermés. Un plaid fleuri montre des signes de respiration profonde. La silhouette bouge à peine. Le visage est recouvert aussi pour se donner l’illusion de la nuit.
Elle travaille la nuit, elle aide, elle soigne, elle vérifie que les patients vont bien, toute la nuit.
Le matin, quand elle rentre à la maison, elle fait couler un café pendant qu’elle prépare le petit déjeuner de Melvil.
Elle va le réveiller avec un baiser sur son front tout chaud. Melvil s’étire et sourit. Le soir, avant de partir au travail, elle lui fait un bisou sur la joue ; le matin, sur le front. Le signal pour lui pour s’endormir paisiblement et celui d’un réveil plein de douceur. Quand il se lève enfin, il la rejoint à la cuisine, l’enlace et appuie sa tête sur son ventre. Elle lui caresse les cheveux. Ils ne parlent pas ou si peu. Ils ont des gestes tendres. Et ça leur suffît amplement.
Quand Melvil part, elle glisse sous le plaid fleuri et s’endort rapidement.
À l’école, la cloche a enfin sonné. Melvil sort de son coin. Il préfère le vert des feuilles des arbres dans la cour à celui de ce tableau. Après la récré, il rejoindra sa place sur sa chaise, ni vu ni connu. La maîtresse aura peut-être oublié qu’il était puni.
Dans la cour, il joue à chasser les ombres des feuillages, celles des autres enfants. Il tourne sur lui-même, le visage tourné vers le ciel. Le brouillard s’est levé, le ciel devient bleu.
Autour de lui, ça joue à chat, au foot, à la marelle, à l’élastique. Ça vit tout simplement.
Tony lui tape sur l’épaule. Melvil se retourne et sourit.
– Tu joues avec moi, lui demande Tony.
– On joue à quoi ?
– Ben chais pas. Je peux te montrer mes nouvelles cartes ? J’en ai des rares, des brillantes.
– Trop bien, montre.
– Tiens, regarde celle-là, je l’ai eue hier, j’étais trop content. Ça fait un moment que j’espère la trouver dans le paquet. Je suis allé à la librairie avec ma maman hier et quand je l’ai vue, je n’y ai pas cru.
– Dis-moi…
– T’as vu comme elle est belle l’image ? Tu collectionnes toi aussi ?
– J’aimerais bien mais à chaque fois, je tombe sur les mêmes. J’en ai qu’une seule brillante, mais je crois que c’en est une que tout le monde a.
– Ah zut, c’est dommage. J’ai plein de doubles, si tu veux on s’échange ou je te les donne si t’as pas assez pour échanger.
– Ouais, si tu veux, je te les apporte demain ?
– Trop bien ! On joue maintenant ?
– Euh oui mais dis-moi…
– Oui ?
– C’est toi qui m’as lancé le stylo tout à l’heure ?
– Quel stylo ?
– Non, rien laisse tomber.
Melvil lui touche l’épaule.
– C’est toi le chat.
Puis il se met à courir jusqu’à un arbre. Tony lui court après à toute vitesse. Il arrive à lui frôler le milieu du dos. Chat !
Tony se sauve vers le préau. Melvil accélère, se faufile entre les élastiques, saute par-dessus les marelles. Tony se cache derrière un pilier, il fait des coucous, le nargue. Melvil se dépêche, il court à droite, à gauche, fait des feintes. Il est sur le point d’attraper Tony.
Tony lance un « pouce, pouce, j’ai envie de faire pipi. » Ça lui laisse un temps de répit. Quand il a fini, Melvil l’attend pour reprendre la chasse à l’homme. Ça sonne. C’est la fin de la récré. Tony lui dit : on reprend après la cantine ?
Ils se rangent deux par deux avant de monter en classe. Melvil s’est bien amusé pendant la récré avec Tony, mais il a oublié de chercher qui lui avait envoyé le stylo.
Dans la classe, il reprend sa place, sur sa table, un petit papier plié avec un petit mot écrit à l’encre bleue « rêver ». Il cherche des yeux qui est l’auteur de ce petit mot, mais les enfants font tous du bruit pour de rasseoir. Melvil est content d’avoir reçu ce mot, ça lui enlève beaucoup de brouillard dans la tête, même si ça lui ajoute un peu de mystère.
La maîtresse a bien oublié qu’il était puni, elle n’a fait aucune remarque sur son retour à sa place. Melvil inspire, reprend ses esprits, il n’a rien fait de mal.
À la maison, Aïcha se lève. Elle plie le plaid fleuri, ouvre les volets en bois clair. Elle se passe de l’eau sur le visage avant de prendre une douche. Une fois habillée, elle va dans la chambre de son fils pour commencer le ménage. Melvil a fait son lit, il a rangé ses jouets, son bureau est propre. Sur son oreiller, il y a un papier plié sur lequel il est écrit « Pour maman ».
Aïcha l’ouvre. Il y a un joli dessin avec un soleil, des nuages, une maison avec une cheminée. Sur certaines fenêtres, il y a des volets fermés, sur d’autres fenêtres non. Il y a des arbres aussi sur le dessin, et puis écrit au feutre « Maman, je t’aime ». Aïcha accroche ce dessin sur le réfrigérateur. Elle aimerait pouvoir passer plus de temps avec lui, l’aider à se libérer de son brouillard. Le problème, c’est que, elle aussi, elle a du brouillard dans sa tête, des choses qui la tracassent. Elle n’en parle pas, elle n’en parle jamais mais Melvil sait, c’est aussi pour ça qu’il a du brouillard dans sa tête.
Aïcha prépare le goûter, mais aussi le dîner. Elle fait un gâteau à la noix de coco. Elle en prend deux morceaux en sortant.
Melvil a écouté un peu le cours d’histoire. Ça parlait de fumée blanche, de la mort du pape. De la mort des rois aussi. De la mort du peuple, à cause de maladies qui n’existent plus, à cause du manque de nourriture. Melvin se demande s’il y avait des personnes comme sa maman pour aider les gens malades à ces époques. Il y aurait eu peut-être moins de morts.
Et puis son cœur se serre. Il se rappelle le corbillard, il se rappelle les pleurs, il se rappelle qu’il n’a rien pu faire, sa mère non plus. Il ne lui en veut pas, non, mais il ne comprend pas pourquoi personne n’a pu aider son père à rester vivant. Parfois, le mercredi après-midi, il lui arrive d’entendre sa mère pleurer. Quand Aïcha est surprise par Melvil, elle lui dit : ne t’inquiète pas, c’est juste une poussière.
Melvil détourne son regard vers la fenêtre. Il essaie de ravaler la poussière dans son œil droit. Il inspire et revient au cours d’histoire. Pour un très court instant. Il aperçoit le petit papier. Il répond dessus : « À l’envers ». Il ne sait pas à qui il doit le donner. Il réfléchit. Ça doit être quelqu’un qui a dû aller derrière le tableau à un moment, quelqu’un qui a été aussi puni par la maîtresse. Rien ne lui vient. Il a l’impression que c’est toujours lui qui est puni. Injustement. Toujours injustement. Il ne perturbe jamais le cours. Jamais. D’accord, il n’écoute pas toujours. D’accord, il se perd dans ses pensées, dans son brouillard, mais ça ne mérite pas d’être puni derrière le tableau.
La maîtresse change de tactique. Melvil ne s’en aperçoit pas. Il entend : « Melvil, vous avez une question ? »
Ça le ramène à l’instant présent, dans la classe. Melvil ose :
– Euh, oui, Madame, mais je ne sais pas si je peux demander.
– Je t’en prie Melvil.
– Je trouve qu’il y avait beaucoup, beaucoup de morts avant. À cause des maladies qu’on ne soignait pas, à cause des guerres, à cause de la famine. Franchement, ça devait être dur de vivre à ces époques-là. Mais je me demandais s’il y avait des personnes, comme ma maman, qui aidaient les gens à aller mieux, à se soigner. Parce qu’en vrai, même aujourd’hui, il y a des gens qui meurent et on ne sait pas pourquoi.
– Très bonne remarque, Melvil. Effectivement, l’espérance de vie était beaucoup moins élevée qu’aujourd’hui. Il y a eu au fur et à mesure des progrès en sciences, en médecine. Il y avait des gens comme ta maman, pas assez sûrement. Des gens qui ont fait des expériences pour trouver des remèdes. Parfois cela marchait, parfois non. À chaque époque, il y a eu des choses qui ont évolué, il y a eu des choses qui sont reparties à l’envers, il y a eu des révolutions, il y a eu des compromissions, des trahisons. Il y a eu des combats menés pour une vie meilleure, d’autres combats liés à des désirs de grandeur.
Melvil note sur son cahier : que nous apprend l’histoire ? Retient-on les leçons ? Melvil doute.
Il repense à son papier plié. Qui lui intime de rêver ? Il cherche un regard complice dans la classe. Tout le monde est concentré. Il sort le stylo de sa poche pour voir s’il ressemble à un autre stylo. C’est un bic bleu, quasiment toute la classe a le même. Il cherche qui écrit en bleu, puis se ravise : si ça se trouve, la personne ne peut plus écrire en bleu, parce qu’elle a lancé son stylo bleu.
La cloche sonne. Il sort en dernier, espérant attraper le regard de l’élève lanceur de stylo. Il n’a pas vu la détresse dans les yeux de Lisa. Il sort de la classe. Il ne voit pas Lisa revenir dans la salle.
Elle écrit rapidement sur le papier : « pourquoi rêver à l’envers ? ».
Melvil se rend compte qu’il a oublié sa gourde dans sa case. Il revient sur ses pas lorsque Lisa sort de la classe. Elle rougit, il ne s’en aperçoit pas.
Sur sa table, le mot a changé de place, et une phrase a été ajoutée. Il y répond : « parce que rêver à l’endroit ne suffit pas ». Il sourit et comprend enfin. Il ajoute « merci Lisa ».
À la cantine, ils ont des frites et des steaks hachés, des carottes râpées en entrée et une mousse au chocolat en dessert. La récréation est plus longue. Melvil et Tony reprennent leur jeu. D’autres enfants se joignent à eux. Ils font deux équipes. Ça devient une partie de gendarmes et voleurs.
Lisa est assise sur un banc. Melvil s’approche et lui lance avec un clin d’œil :
– Tu viens jouer ou tu préfères « rêver » ?
– Je ne cours pas vite.
– T’inquiète, l’essentiel, c’est de ne pas se faire attraper, donc bien se cacher et surtout bien tendre la main pour se faire sauver par l’équipe. Allez viens, on va s’amuser.
Aïcha sort de la maison. Il est bientôt 16 heures. Elle a pris deux parts de gâteau à la noix de coco, une brique de jus de fruit. Elle a hâte de voir Melvil.
Dans l’après-midi, Melvil se demande quand Lisa a bien pu mettre le mot derrière le tableau. Elle n’est jamais punie. Il perd le fil des cours de l’après-midi, il ne suit ni le cours de français, ni le cours de maths. Il réfléchit. Il est amoureux de Lisa depuis la maternelle. Est-elle aussi amoureuse de lui ? Depuis tout ce temps ? Il a plein de questions qui lui montent à la tête, ça lui fait encore plus de brouillard. Il ne veut pas que le doute s’installe. Il attend patiemment la fin de la journée. Il voudrait pouvoir parler avec Lisa. Toujours. Pour lui dire quoi ? Ce n’est pas son fort, l’expression orale. La cloche sonne.
Il voudrait dire à sa mère qu’il a une amoureuse, mais il a peur de lui faire de la peine. Elle l’attend sur le trottoir, un sourire doux aux lèvres. Il lui saute dans les bras. Elle lui tend un premier morceau de gâteau.
Melvil jette un regard complice à Lisa qui passe devant lui. Demain peut-être, quand le jour se lèvera, il n’y aura plus de brouillard dans sa tête. Il y croit. Enfin.

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