Métamorphoses

Il y avait des travaux tout autour. Il y avait des travaux partout. Sur la chaussée. Sur les trottoirs. Et même sur les murs. Pour se frayer un chemin, il fallait sautiller, faire des entrechats, des pirouettes. Aller d’un point A à un point B revenait, dans ces jours de restructuration générale, à prendre un cours de danse en accéléré.
Le décor était moins gris, la couleur s’invitait dans le vert des barrières de protection, l’orange des pelleteuses, le jaune des marteaux-piqueurs et même dans l’étonnant bleu du ciel d’automne.
Les travaux s’éternisaient, se déplaçaient subrepticement. La ville était éventrée de toute part. Des panneaux disséminés indiquaient le projet : canalisation d’eau, de gaz, construction d’un immeuble, d’une décharge. Et, au milieu de ces projets urbains, des projets de reconnaissance : un monument aux morts parisiens sur l’enceinte du Père Lachaise.
Serait-il baptisé le mur des Connaissances ? Reconnaîtra-t-on un nom, un aïeul, l’ancêtre d’un voisin ? Y verra-t-on son propre nom ?  « Désolée, je n’y étais pas, mon nom n’y sera pas. Enfin, je crois ».
Pour fixer un monument sur un mur, le trottoir a été marqué au fer rouge puis défoncé. Des pierres ont été soulevées, la terre a été tassée, l’herbe a été plantée, d’autres pierres plates ont été posées dans un alignement précis et mesuré. Ce n’étaient pas des tombes mais ces pierres ressemblaient étrangement à des stèles.
Des touristes et des parisiens ont marché sur ces pierres plutôt que sur le trottoir. Aux touristes, je pardonne le manque de respect pour les morts, pas aux Parisiens.
Il y avait pourtant de la place sur le trottoir. Ils ne l’avaient pas encore fermé, pas encore condamné. Je ne voyais pas souvent les ouvriers, en tout cas, pas aux heures où je partais ou revenais du travail. Et lorsque, pour une raison quelconque, un retard, la météo, une envie de rester chez soi ou une envie soudaine d’aller prendre l’air, je tombais sur l’équipe de choc, ils ne se parlaient pas, ils se criaient dessus dans une langue étrangère. Même quand on ne comprend pas la langue, on entend la colère, la joie dans ce qu’on ne comprend pas. Et là, ça criait fort, très fort pour un monument aux morts. Les gestes étaient amples, ça pointait du doigt là ou là-bas. J’espère qu’ils parlaient la même langue, c’est quand même mieux pour pouvoir ériger un monument sur l’art de la guerre.
Là encore, il valait mieux savoir danser pour éviter d’être pris dans le tourbillon des flammes verbales.
Les ayant enfin dépassés et laissés à leur rixe, mon pas ralentit imprudemment. Un ricanement sinistre me fit sursauter. Je fis volte-face. Rien. Personne. Ni à droite. Ni à gauche. Rien. Personne autour de moi. Les ouvriers étaient loin et avaient repris leur travail en silence.
Je fermai les yeux et comptai jusqu’à trois. Un. Inspiration. Deux. Expiration. Trois. Inspiration. J’ouvris les yeux doucement comme si j’avais peur d’être éblouie par une lumière trop blanche. Expiration. Rien. Personne.
Je repris au pas de course mon chemin, laissant sur ce bout de trottoir cette étrange voix qui m’avait fait sursauter.
La journée passa pareille que la veille et sûrement comme celle de demain. Les mêmes têtes au travail, le même open space, les mêmes tours jumelles, la même badgeuse qui prouve qu’on est là, la même cantine bruyante où les gens parlent, rient, crient.
A la table d’à côté, j’entendis :
– Il paraît qu’il s’est fait virer
– Ah bon ? Franchement, je comprends pas, c’était un bon élément, il paraît, non ?
– Ben, chais pas. Tu sais, avec les Australiens, on ne sait pas sur quel pied danser.
– Ouais mais quand même. C’est bizarre. Je suis sûr que ça n’a rien à voir avec la qualité de son boulot.
– Ça a peut-être à voir avec le décalage horaire.
– Ou avec son niveau d’anglais, intervint un troisième.
– N’importe quoi, il est complètement bilingue.
– Il parle américain, pas australien.
– Et ?
– Et alors c’est pas le même anglais !
– Tu dis vraiment n’importe quoi.
– Ça n’empêche que ça reste très étrange comme licenciement. Sur tout le groupe, juste un mec, un seul. C’est pas un plan de licenciement.
– En fait, j’ai entendu une rumeur mais bon ça reste un bruit de couloir.
Les deux autres s’arrêtèrent de mâcher pour mieux entendre.
– Il aurait été viré parce qu’il paraît que…
Je n’en pouvais plus de ces cancans à deux balles. Je croquai dans ma pomme pour ne plus les entendre ni eux, ni la rumeur. La pomme finie, je me levai, pris mon plateau et entendis malgré moi les deux autres s’interloquer :
– Non, c’est pas possible ! Quelle histoire ! J’aurais jamais cru ça de sa part.
– T’as qu’à pas y croire, connard, pensai-je fortement. On vous dirait qu’il avait été viré parce qu’il porte des chemise bleues, vous l’auriez cru aussi.
Vite, vite, m’éloigner, déposer mon plateau et sortir de la cantine pour ne plus entendre des inepties pareilles. Mes collègues proposent :
– On prend un café ?
– Oui mais dehors, proposa l’un d’eux. On devrait profiter des derniers rayons de soleil.
La cour était éblouissante dans tous les sens du terme. Le jardinier était passé, avait pris soin de la pelouse, des fleurs, les arbustes avaient été taillés et personne, vraiment personne, ne marchait sur la pelouse. Il n’y avait pourtant pas de panneaux l’interdisant.
Les marches blanches menant au parvis étaient jonchées de personnes assises, face au soleil, certaines, cigarettes à la main, d’autres, café à la bouche.
– C’est con, j’ai oublié mes lunettes de soleil. Je pensais pas en avoir besoin aujourd’hui.
– Je ne peux pas te passer les miennes, c’est des lunettes correctrices.
– T’inquiète, je plisserai les yeux, ça me fera plus de rides d’expression.
– En parlant d’yeux, t’as un bon ophtalmo ? Parce que la mienne, c’est une vieille bique aux cheveux blancs et des lunettes rondes avec un matos qui date de la seconde Guerre Mondiale.
– Ouais, là, en face du boulot, y a un cabinet d’ophtalmo mais bon, ils coûtent cher et on n’est pas remboursés à 100%. Notre mutuelle est quand même pourrie, non ?
– Bon, je retourne au bureau, je vous laisse, j’ai trop mal aux yeux.
Enfin seule, enfin le silence. Vite, vite, retourner au bureau et profiter de cinq minutes seule dans l’open space sans coups de fil, sans mails qui bipent quand on les reçoit, juste moi, mon bureau, mon regard perdu par la fenêtre. Regarder dehors, le ciel, le haut de l’immeuble, le store baissé de l’appart d’en face. Fermer les yeux et compter jusqu’à trois. Un. Inspiration. Deux. Expiration. Trois. La porte claque. Les collègues sont revenus. Soupir d’exaspération.
Il fait beau aujourd’hui. Ça serait bien de partir plus tôt. Mon cours de danse urbain m’attend. Je respire à l’envers. Trois. Je n’entends plus mes collègues. Inspiration. Deux. Expiration. Un. Je me lève et leur annonce : « Bon, je prends mon après-midi, à demain ! ». Inspiration.
Le métro est vide et roule plus vite. Je lis pendant le trajet. Et même s’il dure moins longtemps, j’arrive à lire plus que d’habitude. Je ne suis pas interrompue par les conversations des autres passagers, ni par les accidentés de la vie. J’espère ne pas croiser notre collègue viré dans quelques semaines qui déclamerait, à peine les portes fermées : « Bonjour Mesdames, bonjour Messieurs, je suis désolé de vous déranger, j’ai 55 ans et j’ai été licencié pour une raison que je ne connais pas. Je pourrai vous dire tout cela en anglais mais j’ai peur d’effrayer les touristes. »
Non, pensai-je. Il ne fera pas la manche, c’est certain. Il prendra ses cliques et ses claques et s’installera dans le Lot pour prodiguer des conseils à des personnes plus démunies que lui. Il aimera leur compagnie. Il se sentira utile aux autres et surtout à lui-même.
La voix du métro annonce « Père Lachaise » d’une manière très articulée. Je range mon livre dans mon sac. Une histoire d’identités, des différentes identités que l’on peut avoir au cours de sa vie. Je ne l’ai pas fini. Peut-être qu’en fait, ça ne parle pas de ça et que c’est juste un roman policier comme un autre. Je verrai bien quand je l’aurai fini.
Je sors de la bouche du métro. Le monument aux morts a été fixé. Une liste interminable de noms par ordre alphabétique. Le A commençant à la station de métro, le Z à l’angle de ma rue.
Je prends le temps de lire les noms et essaient de savoir si je connais quelqu’un qui porte ce nom ou ce que signifie un nom, un prénom, si ce sont des noms jolis ou des noms qui méritent d’être morts tellement ils sont laids.
A la lettre A, je m’arrête sur AMADIEU, l’un des tous premiers noms. Est-ce le grand-père d’un voisin de collège ? En tout cas, je me rappelle le prof de maths qui lui dit : « Ton nom veut dire aimer Dieu, ama Deus ». Cours de théologie en plein cours de maths. Cette année-là, on a fait beaucoup de choses pendant son cours, rarement des maths. On avait un prof de dessin aussi dans la même veine. On faisait tout sauf du dessin, il suffisait de le brancher sur un sujet. Je ne me rappelle plus son nom.
La liste des noms en A est longue, très longue. Beaucoup de Pierre, de Louis, quelques Paul. A la lettre B, un homme s’appelle BONBON, je trouve ça rigolo puis je me ravise, il a dû morfler sur les champs de bataille. Ça fait pas très viril, très crédible pour un soldat.
A la lettre D, beaucoup de noms à particule mais pas tant que ça. Je pensais qu’il y avait plus de Parisiens avec un nom à particule. Mais, comme en 1789, ils sont peut-être eux aussi partis ailleurs quelque temps, se faire oublier pour ne pas se faire couper la tête.
Je vois défiler les noms, sans me rendre vraiment compte qu’il s’agit de gens qui ont vraiment existé, qui sont morts pour Paris, morts pour la France. Des noms à consonance très franco-française, des DUPONT, des MOREL, des BERTRAND, des MOREAU. Mais aussi des noms d’ailleurs, des noms à consonance italienne, espagnole, maghrébine, juive, arménienne, russe.
Arrivée au bout du monument, j’ai l’impression que tout Paris est mort.
Pour être enterré au Père Lachaise, il faut être Parisien et surtout, pouvoir payer sa concession. Je serai peut-être enterrée en face de chez moi mais pour le moment, je suis bien vivante et je compte mes morts. Ceux que je n’ai pas connus comme toute cette liste que je viens de parcourir et les autres, ceux qu’on ne voudrait jamais voir sur une liste longue comme une enceinte de cimetière.
Ils ont mis du temps à ériger ce monument aux morts. Ils se sont rendu compte en 2018, cent ans après la première guerre, que Paris n’avait pas de monument pour ses morts. Cent ans pour se remémorer.
Le monument ne liste pas seulement les noms mais aussi leur date de naissance. Leurs dates de décès sont très concentrées sur une même période. S’ils avaient mis une date de décès en 1950, ça aurait fait bizarre, même si ce Parisien-là avait pu mourir des suites de ses blessures ou dans un autre conflit régional.
Pourquoi ai-je pris mon après-midi pour parler de la mort ?
Je passe la porte de chez moi, j’ouvre la porte fenêtre pour m’asseoir au balcon, je regarde dehors, j’écoute le silence, les bruits au loin. Une divine métamorphose s’opère en moi. Je respire et compte jusqu’à trois. Un. Inspiration. Les oiseaux chantent. Deux. Expiration. Le vent souffle dans mes cheveux. Trois. Inspiration. Je laisse venir.

 

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