Prêts à tout

Nous étions jeunes, nous étions libres. Personne ne se souciait de nous. Nous avions l’adolescence féroce. Les adultes ils nous brisent. Laissons-les à leurs affaires. Les adultes, ils nous avaient appris que la violence est partie indissociable de la vie. Et nous jouions, forts de cette certitude transmise, forts de la beauté de nos douze ans. Nous jouions, livrés à nous-mêmes dans la nature vibrante. Nous savions dénicher les oisillons et capturer les sauterelles. Nous étions passés maîtres dans l’art d’amputer les mouches, de noyer les fourmis, d’emprisonner les grenouilles dans des bouteilles. Cruels, nous étions ! Mais  cela ne nous arrêtait pas. Nous étions prêts à tout pour retrouver le sens d’aimer. Pour découvrir la beauté il nous fallait capturer, torturer, tuer, nous décharger de la colère, nous venger. Nous venger de l’abandon, de l’indifférence lointaine de nos parents mutilés par des secrets de guerre qu’ils tenaient enfermés dans des boîtes hermétiquement scellées du sceau du secret. Nous voulions faire fondre la cire à cacheter pour mettre à nu les émotions palpitantes. Nous brûlions d’apprendre à chanter avec notre cœur. Mais dans l’insouciance méchante qu’on nous avait apprise, au-delà de la culpabilité, nous entendions s’élever une petite voix qui protestait : «  Viens, donne-moi la main, il est fini le temps de tuer! Viens, je t’apprendrai à aimer. » – Yet each man kills the thing he loves – « Oublie ça, mon enfant, suis-moi. L’objet de ton désir, la beauté, la vie, l’amour, tu peux le connaître sans le posséder, l’adopter sans le détruire. Ecoute le chant des grillons, le petit cri de la rainette, écoute les oiseaux se chamailler dans les taillis. Sache admirer les coquelicots dans les blés mûrs sans les cueillir. Leur beauté est éphémère et ne s’offre qu’à la brise légère qui les caresse. Viens, la violence de vos pères n’est pas une fatalité. »

A un vieux tilleul moussu je confiais mes pensées les plus intimes : Et si j’en avais absolument ras le bol ? Et si je devenais une chèvre pour le restant de ma vie ? Hein ? Vous feriez quoi vous les grands qui me bassinez avec vos injonctions moralisatrices. Une petite chèvre blanche qui partirait au loin dans la montagne sans plus aucun souci de la corne de brume qui s’époumone à la rappeler au bercail. Les herbes folles, les fleurs sauvages, la folie des cimes, la joie débridée. Et puis l’attente du loup. Et si moi j’avais envie de le rencontrer le vilain méchant loup ? Envie de l’apprivoiser, de lui apprendre à se rouler dans la prairie ?

Je les revois encore, les parents: « Chante-nous donc une petite chanson, toi, au lieu de rêvasser. Tiens, monte sur la table. Nous sommes tous là à tes pieds, prêts à t’écouter. Comment, tu rougis, tu dis que tu n’as rien à dire ! Allez, ne fais pas ta timide. Une chanson ! Une chanson ! Je les regarde tous, leurs yeux allumés par l’alcool. Les reliefs du festin leur font un décor pitoyable. Il me semble qu’ils prennent un malin plaisir à me torturer. Et si je laissais des idées folles gonfler mes voiles. Et si après tout j’osais, si je chantais sans me tromper ? Mais non, déjà ils se lassent d’attendre. L’oncle me fait signe de redescendre avec quelques mots salés, autoritaires et vexants.

Et si je restais enfant toute ma vie ? Je vous crains mais je vous méprise aussi. Vos fusils de chasse et vos chiens sont vos seules passions. Vous pensez aimer ce que vous détruisez. Et si en un instant je vous oubliais, complètement ? – Alors je sens mes pieds se détacher du lourd plateau de chêne. Malgré moi je lève les bras et j’entends ma voix fluette résonner au dessus de la scène dans la vieille cuisine : « Une petite cantate monte vers toi, avec mon cœur pour la dire et mes dix doigts … » Ils se sont tus un court moment, mais déjà ils ricanent, déçus sans doute que je ne sois pas terrorisée.  Et ils reprennent leurs ripailles.

Ils m’ont déjà oubliée.

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