Les mots

« Je n’irai pas » comme d’habitude Jean, le troisième violon refusait de jouer pour un repas d’anniversaire. Des mots vengeurs tourbillonnaient dans sa tête. « je n’irai que si l’on joue dans un jardin » «  prétentieux » le mot  fut jeté comme un poignard. Définitif. Il y a des mots comme ça qui font la guerre, je t’efface, je te nie, je te critique. Je sais que j’ai raison, je n’en démordrai pas. Des mots de duel, sans concession. Des mots qu’on essaye parfois de retenir, sans succès. Des mots qui étendent leur emprise au-delà des possibles. Après une année de tournée dans toute l’Europe, Jeanne aussi aurait un bien fait relâche ce dimanche là. David le premier violon et aussi leur chef d’orchestre fronça les sourcils « C’est la demande d’une amie, j’aimerais bien lui faire plaisir ». Un instant ils partagèrent l’étendue du silence. L’alto toussota. Le monde de la musique est très hiérarchisé. Tous savaient bien que David aurait le dernier mot. Celui là, le dernier mot, c’est un filou, un coquin, un habitué des pirouettes. Il clôt le débat et influence les plus hésitants. Le contrebassiste fit légèrement grincer son instrument.

David leur planta son regard bleu dans le cœur et content, obtint quelques hochements de tête. L’heure était aux mots doux, aux compliments, aux remerciements. Ce sont les mots qu’on dit pour entourlouper, très loin des vrais mots de miel qui ravissent le cœur, des mots  entre douceur et arrière – pensée. Respire tu es si merveilleuse! On ne veut pas le croire mais on le croit quand même.c’est léger et odorant comme un drap blanc sur une corde tendue entre deux eucalyptus. Il réussissait ce tour de force de les diriger sans gesticuler devant eux. Il les guidait, les rassemblait de sa place de premier violon. C’était original et créait de subtiles connivences entre les musiciens, obligés de s’écouter, avec des mots chuchotés parfois, des mots prononcés comme un fil soyeux entre leurs instruments.

« Nous irons en mode musique de chambre » le chef avait parlé de sa belle voix autoritaire. La répétition commença. « Pourquoi est-ce que ma fille grince des dents dans son sommeil ? » se demanda l’alto en attaquant les premières mesures. « c’est certain, c’est foutu, on ira à ce foutu repas d’anniversaire » foutu pour foutu se dit Jean, quel drôle de mot ce foutu, perdu, abattu, donc mettons le au présent, j’en ai rien à foutre.

«  Jean, tu es avec nous ? Tu as encore choisi une place légèrement à l’écart »…. David l’interpella sans ménagement. Pour ça aussi il y a des mots qui font sursauter, courber l’échine, des mots piolets, des mots boa constrictor. Jean se mit à jouer sans répliquer et tous les mots furent emportés dans le vertigineux tourbillon de Schönberg.

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Une réponse à Les mots

  1. Sylvie W dit :

    l’art du récit et des jeux avec les mots. Tous ces MOTS doux, miel, filou, piolet, boa…. une vraie musique. des mots comme des personnages, animés, quelle belle idée! Bravo, sylvie

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