Le couronnement

Peut-on rêver à l’envers ? La question sonne comme un sujet de rédaction donné par un écrivain surréaliste. Et pourtant, drôle de hasard sans doute, j’ai l’impression que ça m’est arrivé. Simplement, ce devait être un rêve éveillé. Ou alors, une réalité un peu bizarre.

L’histoire a commencé dans un pays imaginaire -ou peut-être pas ? J’ai eu l’impression de reculer dans le temps. Pas de façon continue, non, par saccades. Entre deux secousses, le temps avançait de nouveau. Je ne sais pas combien il y a eu de secousses, je me souviens simplement qu’après celle que j’ai crue la dernière je me situais au début d’une soirée tiède. Le temps était magnifique.

Je portais une robe d’un rouge peut-être pourpre, ou alors écarlate. Il s’harmonisait avec le coucher de soleil, qui semblait d’une lenteur inhabituelle. Quand j’y repense, tout le reste m’apparaissait normal, y compris la couronne que je portais. Elle était lourde, peut-être en argent massif. Je savais qu’y étaient serties des pierreries. J’avançais sur une limousine découverte, et la seule chose à laquelle je pensais était de garder la tête droite, sans quoi la couronne serait tombée et ç’aurait été un désastre. C’était la fin du parcours dans les rues de la ville. De toute façon, la nuit, ça n’aurait pas eu beaucoup de sens de continuer, même si la foule était toujours aussi dense et hurlait avec une énergie inépuisable « Vive la reine ! ».

Mon énergie, en revanche, commençait à s’épuiser. Je jalousais les spectateurs qui, jugeant l’heure de l’apéritif arrivée, débouchaient des bouteilles qui se prétendaient de champagne, puis faisaient le geste de porter un toast à mon règne lorsque je passais devant eux. Je répondais d’un geste bienveillant, tel un pape en visite se dirigeant vers une cathédrale, tout en pestant intérieurement contre la pression sur mes vertèbres cervicales.

Il s’avéra qu’en fait, je m’étais trompée. La saccade temporelle qui m’avait ramenée dans le véhicule royal n’était pas la dernière. Il y en eut encore une, après laquelle je me retrouvai au début de la journée, peu après le réveil. Une jeune fille ajustait quelques rubans de ma tenue. La couronne était posée dans la pièce, une espèce de salon d’apparat, en évidence sur un coussin de velours. La scène ressemblait furieusement au couronnement d’un nouveau souverain dans un pays attaché aux traditions, comme on en voit dans les émissions spéciales qui régalent des millions de téléspectateurs retombés en enfance pour la circonstance.

Je me revois avec précision. La demoiselle d’honneur -à vrai dire, je ne sais pas comment on nomme cette fonction, il faut bien voir que c’est mon premier couronnement- cette jeune fille, donc, m’abandonne un instant et m’annonce le Chambellan. Ce terme ne me surprend pas, dans ce genre de circonstance les personnages ont forcément le genre d’appellations qu’il y avait naguère dans toutes les Cours.

Je prends une expression sérieuse, sans difficulté à vrai dire, car c’est le sérieux de l’insouciance. Je ne suis pas stressée, et je n’ai pas l’intention de l’être. Comme je l’observais à l’instant, c’est mon premier couronnement, mais c’est sans doute aussi le dernier, alors, pourquoi ne pas en profiter du début à la fin ?

Le Chambellan n’est pas tel je l’attendais. Je ne crois pas que la diplomatie soit son fort. Visiblement, il aurait préféré une autre souveraine. Il me toise comme si j’étais une bergère arrivée sur le trône par le caprice d’un roi marié en dessous de sa condition. Je me souviens alors que mes parents n’ont pas de sympathie pour le gouvernement en place, mais est-ce une raison suffisante pour me traiter ainsi ?

Bref, le Chambellan ne m’accueille pas chaleureusement, il ne me félicite pas, non, il se borne à lire un papier qu’il n’a même pas appris par cœur, dans lequel est confirmé que j’ai été élue par le Collège prévu à cet effet, à la majorité qualifiée requise par les statuts. Il m’annonce d’une voix sèche les étapes de la journée, me jette un coup d’œil suivi d’un regard vers sa montre en or, histoire de me faire comprendre qu’on ne prend pas une minute de retard sur l’horaire d’un couronnement, puis tourne militairement les talons sans prendre congé. Avant de sortir, il regarde la couronne avec une expression méprisante, dont je ne sais si elle s’adresse à la fonction ou à ma personne. Tant pis pour lui, il ne sera pas dit qu’il a gâché mon plaisir.

Je me souviens que j’ai pris une grande inspiration, comme pour conjurer la poussée de trac qui me gagnait malgré mes résolutions de décontraction. La demoiselle d’honneur -appelons-là comme ça- s’est affairée avec célérité, et j’ai été aspirée dans la cérémonie.

Ensuite, trou noir. Noir de noir, une brisure de nuit dans le cours de la journée, un accident de l’espace-temps comme dans un film de science-fiction. En fait, le temps était reparti dans l’autre sens ou, pour le dire autrement, je rêvais à l’endroit, ou bien je vivais à l’endroit, dans une réalité bizarre, je n’en savais rien. Je n’en sais rien non plus maintenant, en fait. Je ne suis même plus sûre d’avoir reculé dans le temps, tant je vis intensément le rêve à l’endroit.

Quoi qu’il en soit, je ressors de l’abîme sombre un peu après la première scène. A ce moment, j’ai derrière moi les hectomètres qui me restaient alors à parcourir jusqu’au Palais. La demoiselle m’a conduite jusqu’à un grand salon où m’attend une table recouverte de mets recherchés et de flacons en cristal remplis de vins et liqueurs. Un public de quelques dizaines de personnes, invités triés sur le volet ou claque rémunérée, je n’en sais rien, m’acclame joyeusement. Un dais est prévu pour ma couronne, que je dépose cérémonieusement, avec un pincement au cœur qui gâche un peu le soulagement d’être débarrassée du fardeau. Je me laisse aller et ouvre l’assaut aux victuailles.

La fête dure deux heures peut-être, puis la demoiselle me conduit dans une suite du Palais. Les pièces sont conformes à l’idée que je m’en faisais : lambrissées de panneaux blancs, éclairées par des lustres en cristal de Bohême, meublées en style rococo. Le clou est un lit à baldaquin aux colonnettes torsadées.

Je m’allonge sur le lit. Je n’étais pas stressée pendant la journée, mais je sens tout à coup un changement total d’état d’esprit. Au fond, je quitte la cérémonie de conte de fées et j’atterris véritablement dans le présent. Le monde d’avant, je veux dire d’avant le couronnement, reprend forme.

Conte de fées n’est pas l’expression juste, plutôt épisode brillant, scintillant comme les joyaux de la couronne et le cristal de Bohême, au milieu d’un roman noir. J’ai mis le passé entre parenthèses, et maintenant il me saute à la figure. Mes parents ont déjà fait de la prison par le passé, et ils sont menacés d’y retourner -peut-être pas tout de suite puisqu’on m’a choisie pour le couronnement, mais un jour ou l’autre. Le Chambellan est un fonctionnaire du ministère de la Propagande revêtu pour la circonstance d’une livrée baroque. Les habitants se sont offert une journée de liesse, et ils en ont d’autant plus profité que les occasions sont rares. Le régime n’est qu’une dictature banale qui marie autorité, richesse et débauche à la tête de l’Etat.

Je vais enlever la robe, plutôt écarlate finalement, et m’endormir malgré tout, de fatigue. Comment me réveillerai-je ? En fin de compte, je préférerais que la journée soit un rêve à l’envers, puis à l’endroit. Car dans ce cas, demain, je m’éveillerai dans un autre monde. Sinon, j’aurai été la reine d’un jour trop court revenue à la noirceur de son temps.

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