Embarquer

Parqué au bout du quai, lâché par sa mère à qui il avait en vain quémandé un peu de douceur avant le départ, il avait rangé au fond de sa poche la clé de la maison (qu’il avait gardée en cachette). Elle ne servirait plus, ce refuge lui était désormais interdit. Il avait trop râlé, trop pris de raclées, on en avait assez de lui.
Seul à présent avec son paquet sur les genoux, chahuté par le joyeux brouhaha des matelots qui avaient en vue le plus beau des voyages, il savait qu’il ne tarderait pas à embarquer. 12 ans seulement, et on l’envoyait de l’autre côté de l’océan, chez une vague tante qu’il ne connaissait pas, comme si la clé de son avenir et d’une meilleure éducation se trouvait là-bas.
Non, il ne laisserait pas couler les larmes, ses yeux lui serviraient à découvrir le monde et non à noyer les souvenirs. Partir, il en avait rêvé, même si là, tout de suite, il en avait très peur ! Peur d’être seul, peur de grandir, peur de l’inconnu … Est-ce que cela pouvait être pire que cet enfermement étriqué entre père et mère, entre école et église, entre bonjour et bonsoir ! On l’aimait si peu (ou si mal) dans cette maison ! Il les aimait si peu … d’ailleurs, étaient-ils seulement aimables ?
Ils étaient grincheux à en éteindre le soleil, ils étaient méchants à dégouter les croque-mitaines, ils étaient avares à en économiser le charbon et la maison était sombre et froide comme jamais ne pourrait l’être la méchante cabine qu’on avait dû lui réserver pour pas cher sur ce cargo. Peu importe, il irait s’installer sur le pont, caché derrière une cheminée avec un livre et son carnet de croquis. Le livre pour les heures de pleine mer, le carnet pour y dessiner des oiseaux en vol, les quais et leur agitation aux accostages, les premiers immeubles à l’arrivée.
L’horizon comme sa vie allait s’ouvrir ; même si des vagues déferlaient, il allait se cramponner ; il avait décidé de sourire plus que de râler, d’avancer avec ou sans la peur, on verrait bien où ça le mènerait …
D’autres avant lui étaient partis, des copains du quartier, qui en centre de redressement, qui en orphelinat, qui rejoindre des bandes de mendiants et de voleurs.
Lui, il était dehors, au soleil, le vent dans les cheveux, lui avait de la chance !
Depuis le pont un matelot lui faisait signe : « allez petit, l’embarquement c’est maintenant, si tu ne veux pas qu’on parte sans toi »
Encore un frisson, l’ombre d’une tristesse, et puis la passerelle, … et la clé revenue dans sa main a glissé dans l’eau, entre deux planches … l’avenir n’a pas de serrure.

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