Stress en strass

On entendit des pas résonner sur le plancher. Un froufrou. Puis une voix étranglée « Mais je rêve ! » s’écria la jeune femme qui venait d’entrouvrir le lourd rideau. Je risquai alors un œil apeuré hors de ma cachette. Elle était d’une beauté stupéfiante cette Diva… Je m’appliquai à la détailler des pieds – qu’elle avait tout petits – à la taille, moulée dans une élégante robe à strass. Sa poitrine généreuse respirait à un rythme qui me sembla suspect. Son long cou me mena vers un visage aux traits altiers qui dégageait une impression de pouvoir et de fragilité mêlés. Je ne voyais pas ses yeux et me mis donc à ramper plus avant pour changer mon point de vue. Dans son regard noir brillait une lueur dorée mais je crus y distinguer une angoisse indicible. La chanteresse des faubourgs fixait un point au-delà des sièges et tout en haut du dernier balcon. Sa bouche pulpeuse s’ouvrit mais aucun son n’en sortit. Son organe vocal refusait de se mettre à vibrer. Ses jambes semblèrent céder sous un poids insupportable et sa grande silhouette chancela. Son diadème étoilé glissa, libérant de longues boucles brunes. Puis il tomba au sol dans un bruit sec qui résonna. La peur au ventre, j’assistai alors à la scène suivante que je n’oublierai jamais : la belle, l’immense Gloria rétrécissait et fondait à vue d’œil. Elle tomba à genoux et ses deux mains se portèrent ensemble vers le collier de rubis qui ornait sa gorge. Elle l’arracha violemment et le jeta au loin avec force et colère. Il atterrit dans l’allée sombre. Soudain, du fin fond de la salle vide s’éleva un ricanement aigrelet et sinistre. Il flotta un instant et se heurta à l’antique décor peint qui ornait la grande voute, il s’enroula autour des lierres et des palmes enchantant tout le petit peuple qui vivait dans ce paysage sylvestre. Un groupe d’angelots lui décocha une volée de flèches et le rire méchant se brisa pour retomber en une cascade cristalline et du plus bel effet. Une jeune nymphe dénudée se glissa hors des bras du faune qui la retenait prisonnière depuis bien longtemps. Elle vola gracieusement autour du grand lustre. Ses ailes en firent tinter doucement les pendeloques. Son ombre projetée se heurtait aux rangées de sièges vides. La nymphette se posa en douceur juste devant la scène et se cala confortablement au premier rang dans un fauteuil qui s’ouvrit de lui-même en grinçant. « Ravie de vous revoir, ma belle ! » Un tout petit personnage étrange et sautillant dégringola à grands bruits par-dessus les balcons. Il était vêtu de noir, chapeau pointu et cape, hormis de petits escarpins rouges. D’un bond il fut dans la fosse d’orchestre puis réapparut sur la scène à deux pas de la Diva qui n’en menait pas large.  En moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, il tira de son fourreau une petite épée, la planta dans le bas ventre de la femme que je vis clairement se liquéfier et se répandre au sol en une flaque rouge. La voix de crécelle du diablotin retentit : « A toi de jouer maintenant, Gloria ! » Alors sous mes yeux incrédules s’effectua la transformation la plus inattendue. Telle la scène d’un film qui se déroule à l’envers, l’artiste sembla se reconstituer. Une silhouette d’abord imperceptible émergea du plancher, se redressa puis en quelques secondes la Diva se recomposa.  La majesté toute entière de l’artiste se fit enfin jour dans toute sa force et sa grandeur restaurées. Son corps s’enveloppait à présent d’un halo lumineux et dégageait une douceur réconfortante. Sa gorge voluptueuse était une dune calme qui luisait d’une clarté lunaire. Il me sembla même un court instant que la Gloria se tournait imperceptiblement vers moi pour m’adresser un sourire entendu. Son visage rayonnait de confiance et elle m’apparaissait maintenant portée par un dessein plus grand qu’elle. La petite créature noire s’empara du diadème, prit son élan, sauta sur une des épaules de la Diva qu’il recoiffa prestement de ses petites mains agiles tout en lui chuchotant à l’oreille des paroles que je n’entendis point. Puis il fit retomber le rideau de scène et disparut alors que s’allumaient une à une les lumières du théâtre. Au même moment nous entendîmes s’ouvrir les portes et la vague de spectateurs se déverser telle un océan de curiosité et de plaisir anticipé. Petit à petit, les sons des pas sur le tapis, des strapontins dépliés, des parapluies déposés, le bruissement des jupes froissées, des pardessus repliés, les chuchotements, les rires, les raclements de gorges, s’apaisèrent. L’attente se mit silencieusement à l’affut. Un long soupir s’échappa de toutes les poitrines. Le grand rideau se levait.  Le projecteur s’alluma et suivit la Gloria qui s’avançait dignement vers son public. Jamais soprane n’avait incarné aussi sûrement la certitude et la légèreté. Elle s’arrêta sur le devant de la scène. Son regard coquin balaya l’auditoire qu’elle prit plaisir à faire attendre encore un peu. Elle se prépara et inspira sans bruit. Alors son chant s’éleva, clair et pur, généreux, nous emportant dans la magie de délices partagés qui semblaient devoir durer toute une vie.

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