C’était sur une île perdue dans l’Atlantique Nord. Un chasseur silencieux qui détestait tuer inutilement rencontra un soldat de Napoléon. Ils commencèrent par se saluer « en hommes ». Pas de mot. Juste un signe de tête et une ferme poignée de mains.
– « J’ai perdu mes hommes », dit le soldat de Napoléon. Auriez-vous quelque chose à manger ? Je suis exténué. J’ai nagé des heures durant et suis frigorifié ».
– « Figurez-vous que je suis chasseur mais que je relâche mes proies vivantes, je les soigne même, pour qu’elles recouvrent leur liberté. Mais je peux vous proposer du lait de ma chèvre et quelques plantes sauvages. C’est très nourrissant. »
– « Ah, s’il en est ainsi, je vous saurais gré de m’offrir quelques victuailles »
– « Qui combattez-vous ? » demanda le chasseur
– « Je ne me souviens plus. A vrai dire, je n’ai jamais compris le sens de cette guerre. Je combats parce que c’est obligatoire. »
– « Et vous, vous vivez seul sur cette île déserte ? »
– « Oui, et je suis très bien ainsi. D’ailleurs, je vais m’occuper de votre rétablissement pendant quelques jours, mais ensuite, je vous demanderai de partir. Où vous voulez bien sûr. Mais de me laisser seul. J’ai construit ma solitude au fil du temps et je tiens à garder mon jardin secret. Je n’aime pas parler. Si je vous parle, c’est par pure politesse.
Ici cohabitent des milliers d’espèces d’êtres vivants, il ne faut pas les troubler. C’est pour cela que je ne parle plus. Je suis le seul humain ici, le fait d’être minoritaire exige la discrétion et l’humilité. J’écris à des personnes imaginaires. C’est la seule marque de l’Autre ici. Peut-être que dans cent ans, on retrouvera ces papiers et que l’on restera perplexe.
– « En ce qui me concerne, j’écris aussi des lettres à ma femme et à mon fils ainsi qu’à mes parents. Ils me manquent terriblement. Et là, au milieu de nulle part, je doute de pouvoir un jour les retrouver vivants. Cela fait tellement d’années que cette guerre dure. Ma femme doit avoir un amant et mon fils, âgé de quelques mois quand je suis parti au front, doit être en âge d’être marié à son tour. Mes parents eux, doivent être morts. Mais je leur écris, si jamais les lettres arrivaient un jour.
Peut-être que tout n’est pas perdu.
Peut-être les reverrai-je.
Peut-être.
Le chasseur silencieux l’abandonna dans ses rêveries à voix haute.
– « Moi, je suis seul. Personne ne me manque. Je ne manque à personne. La mort arrivera en son temps, quand il le faudra. J’ai toujours trouvé ridicule l’attachement des êtres chers entre eux, toutes ces foutaises qui font souffrir du manque, de l’éloignement, de la perte et de l’absence d’amour.
Ici, vous ne serez pas répertorié par l’administration. Personne ne vous trouvera. C’est la liberté.
– « Voudriez-vous me faire comprendre que vous avez commis quelque meurtre abominable ou détournement de fond public ? »
– « Bien sûr que non. Je suis libre. C’est tout. Coupable de rien. Seulement de vivre. Vous savez, « même la pierre est coupable ». On est coupable de marcher sur l’herbe vivante, de respirer l’air qui n’est pas à vous, de manger, boire et dormir dans un endroit que nous détruisons par notre présence même. Je vais vous dire, c’est ici que je me sens le moins coupable, même si je n’ai rien commis à proprement parler. »
– « Moi j’ai tué. Pas par choix. Je me conforte en me disant qu’il faut bien qu’il y en ait qui meurent. »
– « Tant que ce n’est pas vous… », murmura le chasseur.
– « Ah, vous savez, je serai peut-être plus heureux mort. Le néant m’attire quelquefois. »
– « On naît humain ou l’on devient humain ? La mort c’est à la fin. Enfin, en principe. »
Dans un élan d’enthousiasme, le soldat de napoléon entonna :
– « Et si nous faisions du cerf-volant ? J’ai toujours rêvé de faire du cerf-volant… »
– « Mon vieux, je ne veux pas me lier d’amitié avec quiconque et me charger de sentimentalisme. Je vous prie de partir avant que je ne vous aime.
Allez, barrez-vous ! »
– « Nous pourrions jardiner le dimanche matin »
– « Assez ! »
A cet instant, un lion féroce bondit sur le chasseur et le tua sur le coup d’une morsure à la gorge.
Les heures, les mois et les années passèrent. On retrouva le corps d’un homme tenant entre ses mains un soldat de Napoléon en plomb.
Personne ne sut jamais tout ce que cela signifiait.
j’aime beaucoup ton texte Chloé, la situation, le coté improbable, le suspens, l’absurde, tout ce que j’aime, j’ai passé un bon moment !