Faire ses classes

Visite de Saint-Nazaire. Après être allés à Hyères. Ils s’étaient lancé un défi : on rentre dans la Marine et on visite d’abord tous les ports de France. Si tout se passe bien, on ira voir New-York, San Francisco, Rio. On s’arrêtera en chemin sur les îles de l’Atlantique puis ensuite sur celles du Pacifique. On ira saluer les pingouins en Antarctique, les morses et les ours polaires en Arctique. On traversera les tropiques du Cancer et du Capricorne. Un douanier des océans tamponnera nos passeports quand on passera l’Équateur. Le ciel sera blanc, laiteux à cette latitude. Seul l’océan sera bleu.
Ils s’étaient lancé ce défi petits, avant l’école primaire, lorsqu’ils jouaient encore aux pirates. Certains jours, ils étaient de méchants pirates, voleurs, saboteurs, naufrageurs. D’autres jours, ils étaient les Robins des bois des mers.
A l’école primaire, ils avaient eu la chance d’être dans la même classe, assis sur le même banc. Ils avaient passé cinq ans côte à côte à avoir les mêmes rêves, à les élaborer. Au collège, leurs parents avaient demandé à ce qu’ils soient dans la même classe. Le directeur, d’abord réticent, avait finalement accepté.
A l’adolescence, ils ne s’étaient pas construits en même temps. Alphonse avait grandi d’un coup en un été. Il avait deux têtes de plus que tout le monde et s’efforçait désormais à ne plus ressembler à un fil de fer, une grande girafe, en faisant des pompes matin et soir comme son grand-frère. Stéphan, Fanfan pour les intimes, lui, avait pris son temps. Il aimait rêver, il aimait inventer, il aimait rester un enfant. Leur amitié avait quelque peu souffert durant ces quelques années. Ils leur paraissaient à l’un comme à l’autre ne plus partager les mêmes rêves.
Après le lycée, Fanfan s’était réfugié dans le grenier pour explorer les souvenirs abandonnés. Il y découvrit une vieille photo, jaunie par le temps : un grand trois-mâts pris dans les glaces polaires. Au dos de la photo, une date : avril 1912, ainsi qu’un commentaire : sur les traces du Titanic. Fanfan n’y croyait pas, un bateau comme ça, même s’il était grand, magnifique, grandiose, avait l’air de dater d’avant, d’avant les paquebots, d’avant les porte-avions, d’avant lorsque la mer n’appartenaient qu’aux pirates. Cette photo l’avait interpellé. Il appela Alphonse qui courait autour de la maison pour s’échauffer.
– Qu’est-ce que c’est supposé être ? demanda Alphonse
– Un trois-mâts pris dans les glaces.
– Et tu m’appelles pour ça ?
– Ben oui, regarde bien, c’est bizarre, non ?
– Ecoute Fanfan, j’ai pas que ça à faire, je dois préparer mon linge, le plier, et tout le tintouin, tu te souviens que demain on fait nos classes, non ?
– Oui, je sais, c’est pas la peine de t’agiter comme ça. Tu es hyper bien préparé. T’as fait des randonnées avec tes rangos tous les jours, qu’il pleuve, qu’il vente.
– Ouais c’est vrai, je vais tout déchirer. Mais bon, j’aimerais bien que tu viennes avec moi.
– T’inquiète, je m’en sortirai, je trouverai bien un moyen de faire une pirouette.

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