Avoir du corps

Elle se tenait là, face à lui, les pieds en compas, les mains sur les hanches. Son reflet dans le miroir lui renvoyait un sourire, une grimace, une expression corporelle. Elle se balançait lentement, sur un pied puis l’autre, regardait son profil droit puis le gauche, analysait les traits de son visage, le positionnement de ses épaules, la longueur de ses bras, la courbure de ses seins, son ventre, ses fesses. Elle était dans sa bulle sous une ampoule nue, sous une lueur jaune timide qui tentait de réchauffer son teint, sa peau. Sous sa bulle électrique, elle revisitait son corps, elle apprenait à le reconnaître, à le réapprivoiser, à l’aimer à nouveau.
Sur la table, le carnet était ouvert. Chaque jour, elle devait y consigner ce qu’elle avait fait devant le miroir et ce qu’elle avait ressenti. Si elle s’était sentie ridicule face à elle-même, si elle s’était sentie jolie, triste, joyeuse, en colère. Peu importe. Elle avait un mois pour tout consigner.
Aujourd’hui, elle avait déjà écrit : « Rebelle, extrêmement rebelle. J’ai toisé mon reflet, mon regard perçant, glaçant signifiait « vas-y comme j’te pousse ». Oui, je lui ai bien fait comprendre que la vraie personne c’était moi, pas lui. Lui, c’est moi sans relief, en deux dimensions. » Elle avait posé son stylo sur le cahier sans le refermer au cas où elle aurait quelque chose d’autre à ajouter, une pensée furtive attrapée au cours de sa journée.
Cet exercice la fatiguait. Elle n’aimait pas se regarder. Se brosser les dents, se coiffer, éventuellement se maquiller devant le miroir, passe encore mais cet exercice qu’elle chronométrait pour pouvoir s’en échapper le plus vite possible lui était difficile. Elle savait que c’était un mal nécessaire. Elle s’était perdue de vue et cette solution en était une parmi d’autres. Au moins, ça n’engageait qu’elle.
Elle enroula un foulard autour du cou, enfila un manteau puis claqua la porte, ne prenant avec elle que ses clefs, quelques euros au cas où elle aurait un petit creux. Le soleil lui fit plisser les yeux, elle hésita à remonter pour prendre ses lunettes de soleil puis y renonça. Elle aurait de nouvelles marques sur son visage pour son exercice demain, de nouvelles ridules, de petites taches de rousseur, et comme elle n’avait pas mis d’écran total, peut-être même un coup de soleil.
Elle se décida à aller au bord du fleuve. Elle aimait l’eau, même la pluie, même ses larmes. Elle s’installa sous un saule pleureur, isolé du monde, isolé de la ville. L’herbe était haute et lui chatouillait les cuisses, le feuillage de l’arbre lui caressait les bras. Elle était portée par cette végétation sauvage, ses pieds ne touchaient pas terre et se balançaient dans le vide, à plus d’un mètre du fleuve. Elle percevait le ruissellement, devinait les poissons qui y nageaient dans le fond.
Elle s’allongea, entrevit quelques taches bleues du ciel entre les branchages puis ferma les yeux. Elle mourait de faim mais se convainquit qu’elle avait déjà mangé. Elle se laissa bercer par le clapotis de l’eau, par le crépitement des feuilles et s’endormit profondément.
La sirène d’une péniche la réveilla. Elle se frotta les yeux, étala le mascara en une traînée noire, bâilla bruyamment, s’étira. Ça, c’était son moment préféré. Elle attendit quelques secondes, quelques minutes avant de se relever. Le ciel avait pris des teintes rosées, orangées, mauves. Elle devait y retourner.
Elle trottinait, sautillait plus qu’elle ne marchait. Elle avait fait un joli rêve. Il ne lui en était resté qu’une voix, sans visage distinct, qui lui avait murmuré « Donnez-moi la main ». Au feu, en attendant le bonhomme vert, elle regarda sa main droite puis sa main gauche, elle les plaça l’une à côté de l’autre, puis les retourna pour regarder ses paumes, les lignes qui s’y dessinaient. Les voitures s’arrêtèrent, elle glissa ses mains dans les poches pour les protéger du froid.
Son ventre gargouillait, elle n’avait rien avalé depuis son café matinal. Elle réfléchissait à ce qu’elle avait dans son frigo et élaborait un menu succulent qui lui ouvrait encore plus l’appétit. Elle accéléra le pas. Au pied de son immeuble, elle se demanda si elle avait du pain frais puis sortit son porte-monnaie. Elle y trouva des tickets de métro usagés, une paire de boucles d’oreille et quelques centimes. Pas assez pour du pain.
Elle monta donc chez elle, ouvrit la porte et la claqua, jeta le manteau sur le miroir, alla se laver les mains et s’attela à son dîner. Elle éminça les oignons, les fit roussir, une base de cuisine comme une autre. Elle ouvrit son frigo, y trouva une demi-courgette, deux petites tomates. Ses mains coupaient en petits dés, ses mains remuaient dans la poêle pour que ça ne colle pas. Ses doigts envoyaient le sel, le poivre. Son nez se penchait pour voir ce qui pouvait être ajouté : du paprika ? du basilic ? du thym ?
Elle hésita à éplucher des pommes de terre ou à faire cuire du riz. Elle trouva le riz avant et opta donc pour un riz basmati cuit en maximum dix minutes. Elle sortit le reste de poulet rôti du frigo. Elle tira la chair, une part dans sa bouche, une autre avec les légumes pour lui donner un autre goût. Elle avait acheté des framboises au marché. Elle prépara farine, œufs, chocolat noir, lait, sucre et, comme une potion magique, mélangea le tout pour en faire un énorme gâteau choco-framboises qui serait cuit, fondant, juste à temps pour le dessert. Elle laissa mijoter, cuire. Son appartement embaumait. Son estomac dansait.
En voulant mettre la table, elle aperçut son carnet ouvert avec le stylo dessus. Ça faisait deux semaines qu’elle consignait, qu’elle essayait de bien faire cet exercice. Elle ne tiendrait jamais un mois complet. Elle rangea le stylo et observa son carnet maintenant refermé. Qu’en faire ? Au moins, elle savait qu’elle n’en voulait plus, en tout cas, pas dans son usage actuel. Elle pourrait le jeter ? Non, pensa-t-elle, ça laisserait une trace. Elle pourrait le déchirer ? Non plus, s’insurgea-t-elle, avec son voisin qui se la jouait Columbo, il serait bien capable de recoller les morceaux pour avancer dans son enquête de voisinage. Et le brûler ? Il n’en resterait que des cendres. Elle prit le seau à champagne, parce que oui, elle trouvait que ça pouvait se fêter et, de toute façon, elle ne buvait pas de champagne, autant que cet objet lui soit utile à quelque chose.
Elle y engouffra le carnet, craqua une allumette et regarda les deux semaines d’exercices s’enflammer. Elle ouvrit la fenêtre espérant secrètement qu’on sentirait plus sa bonne cuisine, son bon gâteau que celui du feu de papier. En plus, le détecteur de fumée risquerait de s’enclencher et de rameuter tout le quartier, les pompiers, pour un simple petit cahier.
Elle avait cru tomber par le passé, elle avait espéré que ce carnet, ces exercices l’auraient aidée à se relever. Mais ce n’était qu’un sursaut dû à l’étonnement. Étonnement d’avoir pu se perdre de vue, prise de conscience de ne plus jamais laisser cela se reproduire. Cela lui fit un effet qu’elle n’avait pas ressenti depuis des lustres, depuis qu’elle était en sursis, depuis qu’elle était en survie.
Les feuillets s’enroulaient dans les flammes, elle aimait cette odeur et cette lumière qui attirent les moustiques dans la nuit.
Le repas était prêt, elle se servit et s’assit finalement à la fenêtre pour déguster. Elle se brûla la langue par impatience. Ses papilles vibraient à chaque bouchée, heureuses  de découvrir une saveur, une épice. Le repas lui électrisait le palais, la gorge. Le gâteau coula lentement, elle appréciait chaque cuillerée.
La nuit était tombée. L’étoile du Berger scintillait. Des avions clignotaient en espérant être pris pour des étoiles. Elle laissa la vaisselle sur la table. Le brasier s’éteint éteint. Elle avait eu une envie en regardant le ciel. Elle alla dans sa chambre, prit un sac à dos dans lequel elle enfourna trois changes, une trousse de toilette, son passeport, sa carte bleue, son porte-monnaie, duquel elle retira les tickets de métro usagés, les boucles d’oreille, elle y remit quelques billets.
Elle claqua la porte et se dirigea vers l’aéroport le plus proche. Elle demanda à l’hôtesse un billet pour la prochaine destination. Elle hésita à répondre lorsqu’elle lui demanda : « et le retour, c’est pour quelle date ? ». Alors, elle lui sourit et dit : « laissez le billet ouvert, comme la destination. D’ailleurs, je vais où ? » L’hôtesse, prise dans son ordinateur, les codes barre, la queue devant elle, lui répondit : « Le tout est de trouver la porte. »
Elle salua l’hôtesse, lui souhaita une bonne soirée et se dirigea vers une porte. Elle s’émerveilla devant tous les spots allumés, éblouissants. Les numéros défilaient, les nombres pairs à droite, les nombres impairs à gauche. Certains étaient écrits en caractères jaunes, d’autres en caractères bleus.
Elle continua d’avancer et s’arrêta à une porte. Elle tendit son billet et entendit : « Vous n’êtes pas à la bonne porte Madame, il faut aller par là-bas, vous voyez ? » Elle ne voyait pas, elle s’en fichait, elle allait partir quelque part en voyage et il ne lui était même pas venue à l’idée de regarder où. Elle ne voulait pas se gâcher la surprise.
Elle se dirigea alors vers une autre porte, une double porte vitrée qui glissait délicatement à chaque passage. L’hôtesse lui demanda son billet et son passeport et lui souhaita un agréable voyage. Elle se laissa guider par le personnel de bord jusqu’à sa place. Elle fut ravie de constater qu’elle avait une place près du hublot.
Les lumières de la ville scintillaient et dansaient. Elle vit son reflet sur la petite fenêtre ronde. Son visage n’en prenait pas toute la place. Elle lui sourit. L’avion se mit à rouler puis à accélérer. Les roues se décollèrent du sol. Les réacteurs faisaient tout trembler. Elle s’installa confortablement dans son siège et regarda le paysage défiler à grande vitesse.

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