Je la rencontrerais dans le vaste salon aux portes en papier huilé. Entre ombre et lumière, les pieds posés sur le parquet ciré, assise dans un fauteuil grenat, pâle, dans ses sous- kimonos blancs. Les cheveux jusqu’aux reins. Ni heureuse, ni malheureuse, juste un peu triste et fatiguée. Elle baillerait discrètement. Je l’appellerais Kasuko. Petite geisha vendue à douze ans par des parents trop pauvres pour nourrir leur famille. Vendue sans retour, vendue sans remords, sans appel. Je connaîtrais ses larmes silencieuses, ses colères sévèrement châtiées, son accablement et sa résignation. Je pourrais sans effort décrire les longues heures passées à apprendre la musique, la danse,, l’art de la conversation et les vingt manières gracieuses de nouer son Obi. « vous n’êtes pas des prostituées, vous êtes des artistes, ne l’oubliez jamais » dirait la maquerelle hypocrite. C’est là que je voudrais lui faire murmurer: »artistes, certes, mais putes aussi, quand les bourgeois de Tokyo, enrichis au marché noir, glissent leurs doigts impatients sous nos kimonos »
je partagerais son insolence et sa révolte, même si, en ces temps de ruine et de famine, il était admis de vendre la plus jolie de ses filles. Je n’oublierais pas de dire le dégoût de soi- même et des autres, vécu dès l’enfance.
un soir elle m’inviterait à l’accompagner, glissant sur les pavés humides, dans le claquement sec de ses gettas, vêtue d’un lourd kimono brodé de fils d’or, doublé de soie rouge. Désormais expérimentée, de plus en plus recherchée. Je pourrais admirer son maquillage comme un masque fantomal, éclairé par les lanternes du quartier de Gion. Une pluie fine s’est mise à tomber. Une légère bruine rafraîchit nos visages et le petit serviteur qui porte son shamisen ouvre un parapluie.
puis le temps passerait dans mon histoire et je devrais choisir une fin. La solution la plus évidente serait de la décrire en geisha vieillissante, petite mère Kasuko, Okasan Kasuko, vouée désormais au à l’apprentissage des plus jeune, échouée là, sans avenir. Je pourrais, pourquoi pas, décider qu’elle réussit à rentrer dans son village où les petites notables la méprisent, tout en enviant ses tenues chics , son élégance nonchalante et tout en redoutant l’intérêt soudain de leurs maris pour cette femme de la grande ville.
j’aimerais inventer une troisième possibilité, juste pourra la consoler, juste pour me consoler de l’infamie du monde. Pour que Kasuko, dont le nom signifie paix et harmonie, obtienne un peu réparation, au nom de son nom. Je voudrais, j’espèrerais Que quelque peintre académique, joyeux luron sympathique, ou quelque calligraphe plus austère mais bienveillant tombe amoureux d’elle et la rachète à la tenanciere de la grande maison des plaisirs. Tout finirait bien alors ? Mais comme la vie est une grande pourvoyeuse de diversité, j’imaginerais Kasuko dans sa cuisine, préparant des tempuras , faisant taire deux enfants qui se chamaillent et caressant juste un instant le regret des grandes fêtes de l’après- guerre quand, relevant ses longues manches elle commençait à jouer, admirée de toute l’assemblée.
je la laisserais là avec ces images du passé, un peu plus ronde, juste un peu moins belle et comme nous tous, remplie d’un désir de perfection et d’éternité.