– Elle est comme un volcan, elle brûle à l’intérieur. Son cœur est pris, son désir ardent. Elle aime comme si demain n’existait pas. Jusqu’à en avoir des hauts le cœur. C’est comme ça, raconte Martine. La passion, ma petite Louise, ça ne se commande pas. Tu marches sous la pluie, tu fais la gueule parce que tu es trempée, un éclair dans le ciel et ding ! Le coup de foudre.
– Ding ? L’amour ça fait ding ?
– Euh… Tac tac tac, si tu préfères.
– Mais toi, Martine, tu connais ça, l’amour ?
La dame aux cheveux blancs jette un regard foudroyant (bang!) à sa petite nièce.
– Sais-tu à qui tu t’adresses, ma petite Louise ? Je suis née avant ces récits à l’eau de rose, ce jus de guimauve dont je t’ai lu un extrait. Je suis à la fois célibataire et célibattante. Ta grand-mère – ma sœur – m’a raconté ses premiers émois ; Je crois que je l’ai bien guidée ; elle a fait un beau mariage, eu 4 enfants qui ont tous une belle situation. Tu noteras qu’aucun n’a divorcé ! Passion peut-être il y eut, mais raison fut gardée. Ou bien, je n’ai pas été mise au courant de tout.
– Tu n’as jamais eu d’amoureux ?
– J’avais d’autres priorités ; j’étais l’aînée, ma mère était fragile et je dus la remplacer auprès de ma petite sœur. Je suis devenue sa seconde maman.
– Ton père, il n’aidait pas ?
– Lui ? À part boire…
– Il buvait ?
– Il s’inondait le gosier, tu veux dire ! Une vraie cuve sur pieds.
– Mais j’ai vu une vieille photo de lui entouré de chiens…
– (elle coupe) De chasse. Il aimait les chiens de chasse. Les départs matinaux étaient si bruyants que je devais partir et m’isoler. La rue du silence portait mal son nom.
– Martine, c’est du passé tout ça. N’as-tu pas envie de connaître quelqu’un, te faire des amis ?
– Pourquoi ? Tu veux monter une agence matrimoniale pour le 4e âge ?
– Je n’ai que 18 ans. Mais au lieu de lire les aventures sentimentales des autres, n’aimerais-tu pas en vivre aussi ? Pas la peine de froncer les sourcils, j’ai trouvé ta planque avec toutes les revues people et de quoi faire pâlir un conservateur de bibliothèque romantique.
– Écoute, je n’ai pas envie d’en parler. Et toi, mon petit, tu as quelqu’un en vue ?
– J’ai d’autres priorités. T’ai-je raconté que j’étais volontaire auprès de la ligue de protection des oiseaux ? Je vais participer à l’inventaire des espèces. Alors, j’apprends à distinguer leurs chants via une application. Cui quid, elle s’appelle.
– À part ça ?
– Comment ça « à part ça » ? Mais c’est génial, Martine ! Je contribue à préserver l’écosystème. Et le week-end, j’ai fait avec mes camarades de promo une randonnée sur le thème « Les coquelicots sont comme les papillons ».
– Ça veut dire quoi ?
– C’est un dress code. Les filles s’habillent en coquelicot, et les garçons en pap…
– (elle coupe) C’est bon, j’ai compris. Dis moi, tu ne vas pas au bal des pompiers ? C’est bien pour rencontrer des garçons, non ?
– Martine !!! C’est une obsession chez toi !!!
***
Un moustique interrompt la conversation, hésitant sur le sang le plus nutritif à aspirer. Il repart, et revient – tout le moins on suppose que c’est encore lui, il ne porte aucun signe distinctif – avec un compère. 2 moustiques, 2 peaux à piquer. Miam ! Y en aura pour tout le monde.
Le silence revient. Les 2 femmes gardent la tête baissée, perdues dans leurs pensées.
Louise se lève et propose un verre d’eau à sa grand tante.
– Martine, tu connais l’immeuble d’en face ?
– Oui, il est récent. C’est le fils Guichard qui en est le promoteur. Le patriarche faisait du gringue à ce qui portait une robe. Quel coureur !
– Non, pas ça, mais il y a un homme tout nu à sa fenêtre. Et une femme à poil avec une serviette sur la toute. Zéro complexe ! Martine, tu fais pareil ?
– Moi ? Non ! Je laisse juste la fenêtre de la salle de bain ouverte lorsque je fais ma toilette, cela évite la buée. C’est vrai que la salle d’eau donne sur la rue. Mais ma vielle peau n’intéresse personne. Tu penses que le monsieur tout nu me répond en déambulant dans le plus simple appareil ?
– Hem. Je ne connais pas suffisamment le langage des corps dénudés par immeuble interposé. Il est peut-être naturiste pendant ses vacances. Donc là, il s’entraîne. Il y a des femmes qui essaient leur maillot avant l’été et des gens qui se réhabituent à vivre sans rien sur la peau. Sans mobile apparent.
– Ah oui ? Ainsi je peux me rincer l’œil gratis ?
– Si tu veux, oui. Et tu t’inventes une histoire si ça t’amuse. Martine, je dois y aller, j’ai un devoir à rendre en biologie politique.
– Kesako ?
– C’est un cours à l’essai. Par exemple, je dois développer une argumentation autour du champignon de la fin du monde. Soit on aborde la forme du nuage après une catastrophe nucléaire. Soit on analyse les conditions requises pour qu’un champignon survive à la bombe atomique ou à une collision dévastatrice.
– Eh bien, ils sont bien toqués, tes universitaires ! C’est à qui ça, ces idées de génie. C’est une blague ?
– Laisse, tu ne connais. Un prof de fac. Il a tout lu sur Hiroshima et Nagasaki. Il s’est monté le champignon avec.
– Le bourrichon.
– Euh oui, le bourri… bourricot, c’est ça ?
***
7h42. Martine se réveille, et découvre le spot idéal pour observer l’immeuble d’en face et ses occupants. L’homme qui aime les chiens a dû marcher dans une de leurs déjections ce matin ; il est grincheux à en éteindre le soleil.
Avec une pointe de déception elle constate que de nombreux stores sont baissés. C’est dimanche, se dit la septuagénaire.
Elle se dirige vers un classeur à rideaux dont elle porte la clé en pendentif. Il abrite son jardin secret. Entre ses factures acquittées, ses relevés de compte soigneusement classés, elle saisit un petit carnet rose. Elle referme le meuble, ajuste le collier et rejoint sa nouvelle place de prédilection.
Elle commence à écrire :
« Pourquoi se souvenir des belles choses ?
Pour égayer les moments ternes de l’existence.
Pour ne jamais oublier qu‘après la pluie vient le beau temps.
Pour se rappeler que voir, sentir, toucher, goûter et écouter, c’est s’émerveiller.
Le temps se dilue dans sa tasse de chicorée. Elle boit en espérant que l’immeuble des gens tout nus s’anime, et qu’elle en imagine les joies et les peines, les relations et les ruptures. Est-ce que le monsieur tout nu fricote avec la dame à poil ? Est-ce que l’homme aux chiens sait qu’il côtoie des exhibitionnistes ? Quand il les croise, ils sont tout nus sous leurs vêtements, ils étouffent, n’attendent qu’une chose, que la porte de leur appartement s’ouvre, puis se referme afin de les libérer de l’habit que la société leur impose.
11h18. Les stores s’ouvrent. Enfin.
« 1er étage. Homme habillé, crâne légèrement dégarni.
2e étage. Homme jeune, en short et débardeur de sport. Fait sa musculation. Une bouteille d’eau à côté de lui.
3e étage. Une femme en nuisette. Passe d’une pièce à l’autre en baillant. Va se décrocher la mâchoire ?
4 étage. Enfants qui jouent. Chambre. Se précipitent sous un drap tendu. Ou une bâche ? »
11h59. L’homme du 2e retire son débardeur et dévoile son torse musclé. Il s’avance vers la fenêtre.
– Ah oui, pas mal ! Se dit Martine.
Elle a envie de lui faire Coucou, mais se révise. Elle opte pour la discrétion.
La femme du 3e, fidèle à sa routine, a traversé l’appartement en ôtant sa nuisette.
12h15. Martine continue de noter le spectacle qui s’offre à elle. Devant ses yeux, les personnages d’une comédie, d’un drame, d’un thriller. Qui sait ?
Elle se décide à faire une pause. Elle s’est négligée. La salle de bain n’attend qu’elle. Elle ouvre la fenêtre.
L’homme aux chiens rentre de balade avec ses compagnons à 4 pattes. Martine prend sa douche, se dit-il. Il entend l’eau couler, la femme chantonner des rengaines du bon vieux temps. Il pense l’avoir aperçue 1 ou 2 fois. Il connaît son prénom parce qu’il est inscrit sur la porte. C’est comme ça. Les gens sont des noms sur des portes, des plaques, des boîtes aux lettres.
L’homme aux chiens rentre chez lui, s’assied et ouvre son bouquin. Il reprend sa lecture à la page qui décrit le doux pas de l’âne, rythmant la cloche que la bête porte autour du cou.
Personne ne le croit quand il raconte que son âne Paolo marche doucement, comme s’il méditait. Auprès de son âne, il laisse les chiens vivre leur vie, chasser les lapins qui refusent de jouer avec eux, aboyer après les grenouilles ou les grillons.
L’homme qui aime les chiens devient l’homme qui adore son âne. Et puis, Paolo est doux au toucher. Il est intelligent. Et têtu. Ce caractère bien affirmé, c’est ce qui lui plaît.