Elle étendait le linge entre deux eucalyptus et je la regardais de dos. Dans la lourdeur du début d’après-midi, les valses du linge mouillé et l’odeur des arbres me berçait. Je me souvenais des nuits où, enfant, j’étais malade. Elle m’étalait de la pommade d’eucalyptus sur la poitrine et ce contact si rare reste aujourd’hui encore lové dans mes bronches. Je la regardais tirer le linge du grand panier d’osier, manier les langes, les chemises et les chaussettes, ses cheveux gris et ses bras encore forts, elle, mon premier grand chagrin d’amour. A un moment, elle s’immobilisait et je sentais qu’elle allait se retourner, me faire un sourire, me dire un mot tendre. Alors elle tournait la tête et je réalisais avec horreur qu’elle n’avait pas de visage.
Je me réveillais toujours de ce rêve en sueur, perdu dans mes draps, éreinté. Souvent, j’en sortais en croyant tenir dans ma main quelques bribes, une clé, un fil qui me guiderait hors de ce marasme. Cette nuit-là, j’en gardais les mots « au-delà des possibles » et le visage de E. en filigrane. Quand le soleil se lèverait, je me demanderais ce qu’il venait faire dans ce rêve-là, mais à ce moment précis, tout était évident.
Certaines personnes ont ce pouvoir, de nous plonger dans les profondeurs insoupçonnées, dans la zone sans peau que l’on tente de dissimuler tant bien que mal. Elles s’y insinuent, s’y logent et s’y nourrissent, nous ravissent d’un mot ou d’un regard, nous font manger dans leur main un plat que l’on n’aurait jamais dû goûter – puis disparaissent, juste assez longtemps pour nous rendre fou, pour qu’on soit prêt à tout. Elles nous font sentir la fin imminente d’une attente de toujours et nous maintiennent la tête sous l’eau. Je saisis la carage et bu à grands traits. Dehors, rien ne troublait la nuit, sinon les lointains échos d’une contrebasse mal accordée. J’étais étrangement heureux de ne partager l’étendue du silence avec personne d’autre que moi. Sur ma commode, dans leur vase, les roses avaient éclos.