Sur la ligne de départ, Marcel se remémore les milliers de kilomètres parcourus sur les routes, par tous les temps. Qu’il pleuve, qu’il vente, qu’il neige, qu’il soit accablé de la chaleur du soleil, il a pédalé. Il s’est affûté et, le visage émacié, s’est présenté devant le coach de l’équipe Bicloune. Le type au gros cigare l’a regardé dans le blanc des yeux, l’a toisé du cuissard aux épaules. Il a tâté ses cuisses, pincé le pli cutané de sa taille. Il lui a soufflé la fumée âcre du barreau de chaise en pleine face.
– Mouais. C’est bon, gamin, j’te prends.
Marcel était heureux.
Quelques mois plus tard, il s’apprête à courir l’épreuve la plus rude qui existe dans son domaine. Le tour de France. Car ce ne sont pas seulement les éléments qu’il devra braver, mais encore les pratiques dopantes usuelles dans le peloton. Or dans ce domaine, Marcel n’en connaît pas un rayon. Il faut le tenir à 8 mains pour lui prélever un tube de sang. Marcel a horreur des piqûres. Alors, s’inscrire des hormones, très peu pour lui.
La course démarre. Marcel est vite largué. À chaque arrivée, il passe entre les mains du mécanicien. Le mécano, il sait aussi masser les muscles endoloris. Les roues, les cuisses, c’est pareil. Il les bichonne.
Dans les coulisses de la caravane, le coach s’énerve. Pas un seul représentant de l’équipe Bicloune parmi les 10 premiers. Encore moins parmi les 100 premiers. En réalité, Marcel figure en tête. À partir de la fin. On appelle ça une lanterne rouge, et c’est pourquoi le patron voit rouge.
Le mécano est furax, le boss est trop dur avec Marcel. Car son équipe se résume à lui seul. Ou presque. Les collègues se sont mis en grève, les uns après les autres. Ils marchent à côté du vélo et montent en selle seulement pour rester en course. Ils ont arrêté de suer sang et eau, comme ça. Enfin, pas tout à fait. Pour sanctionner leur médiocrité, le patron les a privés de musette. Il est vachard, le gars. Marcel s’épuise. Ses coéquipiers le prennent en affection. Et cessent leur mouvement revendicatif.
– La visibilité de la trève dans cette réactin en chaîne de vélo syndicale me semble suspicieuse, murmure le coach.
Il rend leur lot de musettes aux cyclistes. Aussitôt, Marcel voit la vie en rose ; chaque jour il se sent porté par ses compagnons de route. À L’Aurore le mécano vérifie les vélos, écoute les pédaliers comme l’accordeur les notes du piano.
Sur les étapes, le patron n’encourage pas. Il hurle, il vocifère des injures. Il paraît que ça peut stimuler. Mouais. Le mécano, il a envie de lui en coller une, à cet emmerdeur.
Alors un matin, après que toute la nuit l’idée a germé dans sa tête, il décide de trafiquer la bagnole du patron. Comme ça il ne pourra pas suivre l’étape. Il s’en fout, le mécano. Lui, il ira récupérer un vieux Solex pour suivre ses champions.
Au classement, les garçons restent au fond. C’est pas grave, ils prennent le temps de regarder le paysage, et les jolies filles. L’important c’est de participer.