Âmes nomades

Tout ceci n’est qu’une imposture. Une vaste imposture. Pourtant, je crois en toi, j’ai confiance en toi et tu as confiance en moi, tu crois en moi. Enfin, je crois. Tout ceci reste une imposture parce que je ne t’appartiens pas et tu ne m’appartiens pas. On a toi et moi l’esprit nomade et le cœur malade.
En plus, tu n’as plus ta moto. On te l’a volée devant les yeux de la police, devant les yeux de la milice. Leur treillis et leur mitraillette n’ont pas impressionné ceux aux yeux pleins de malice. Ils étaient deux ou trois complices, au moins deux pour charger ta moto dans le camion et le chauffeur. C’est ce qu’on aperçoit vaguement des caméras de surveillance au champ fixe et immobile. Ceux aux yeux pleins de malice savent bien que ces caméras sont aveugles et sourdes. Ils se jouent de la police, ils se jouent de toi, resté là, sur le trottoir, ton casque sous le bras, comme un con.
Il nous reste le bateau, non ? Mais je ne veux pas que tu me mènes en bateau. Que dirais-tu de la voiture, du train, de l’avion ? C’est toi qui choisis la destination. Nos esprits nomades s’accommoderont. Pourquoi crois-tu qu’on est comme ça toi et moi ? J’ai une petite idée pour moi. Pour toi, je ne sais pas. Tu m’expliqueras.
Tu vois, quand j’étais petite, mon père m’appelait « ma p’tite poupée », « gitane » ou « grénouille ». Ma sœur et moi, on n’a jamais compris pourquoi « grénouille ». Il devait être fier de réussir à prononcer ce mot improbable pour lui. On n’osait pas lui dire que ce n’était pas vraiment comme ça que ça se disait. Peut-être que dans sa langue natale, « grenouille » est un mot doux comme « chaton » pour nous. Il faudra que je lui demande un jour.
En tout cas, il m’appelait souvent « gitane ». Alors, je me suis demandé récemment si mon âme gipsy ne venait pas de là. En plus, je lis les cartes de tarot, pas les lignes de la main. Et, comme toi, j’ai la fièvre du départ vers un autre endroit qu’ici. Je crois peut-être au fond de moi que là ou même là-bas, c’est mieux qu’ici. Et toi, t’en penses quoi ?
Tu ne me réponds pas, c’est comme ça. Pourtant, tu me demandes souvent ce que j’en pense moi. Tu sais, j’ai beaucoup de questions pour toi et, comme toi, je me pose aussi des questions sur la vie. J’ai beaucoup de pourquoi sans réponse. Il y a des questions que tu ne te poses pas, sûrement parce que tu connais déjà les réponses. Pourquoi tu ne me les donnes pas, ces réponses ? Tu me souris quand je m’impatiente mais tu ne me réponds pas. Parfois, tu me dis que je sais très bien, que je n’ai pas 15 ans. Parfois, tu me rassures avec juste quelques mots.
Alors, t’en penses quoi ? Pourquoi on a une âme de gipsy, toi et moi ? Qu’est-ce qu’on cherche là-bas qui n’est pas là ? Ou peut-être que si mais on ne le voit pas, on n’y croit pas. Je ne sais pas. Et toi ?
Tu m’as demandé l’autre fois si j’irais à Pretoria. J’ai répondu de manière impulsive « Oui, pourquoi pas », sans réfléchir. Partir loin de là, partir au bout de l’Afrique, partir au bout du monde, j’irai sans peur, sans boule au ventre. J’irai à la recherche de moi, à la recherche de toi, à la recherche de tout ou à la recherche de rien. Je ne sais pas, je verrai bien. Je comprendrai peut-être un jour pourquoi j’ai ce besoin en moi de partir, de découvrir, d’ouvrir mes yeux sur d’autres horizons. C’est peut-être comme ça que je me sens vivante. Et toi, c’est comme ça que tu te sens vivant ? C’est important de se sentir vivant. T’es pas d’accord avec moi ?
Cette question-là, tu me la poses aussi très souvent. Quand je prends le temps de réfléchir avant de te répondre, tu t’insurges en disant que je ne t’écoute pas. Devant mes yeux étonnés par ta réaction, tu dis finalement « tu sais très bien que j’ai raison ! ». Ah bon ? Oui, sûrement.
Parfois, je crois que tu ne comprends pas qui je suis. Parfois, je crois que je ne comprends pas qui tu es. On a des âmes qui ne veulent pas se laisser apprivoiser. J’ai déjà fait l’erreur avec mon cœur. Il en a été blessé, abîmé, usé, presque mort écrasé. J’ai mis du temps à le soigner. Aujourd’hui, je fais tout pour le protéger. Alors, mon âme, tu penses bien que je ne la vendrai pas au diable. Aussi charmant soit-il.
Une âme, ça doit être encore plus difficile à soigner, peut-être même impossible. C’est la seule chose qui reste de soi quand on est six pieds sous terre. Pourtant, on dit bien « se donner corps et âme » à quelqu’un pour prouver l’amour qu’on se porte. Ce n’est pas ma façon de faire. Ce n’est pas la tienne non plus. Anticonformistes et libres, il est impossible de nous enfermer derrière des barreaux, dans une tour d’ivoire. Tout ceci n’est qu’une imposture, n’est-ce pas ? On n’enferme pas la personne qu’on aime pour la garder près de soi.
Alors oui, j’ai sûrement une âme gipsy, pas volage, pas voleuse, juste une âme libre de croire en la vie, de croire en moi, de croire en toi. Ou alors, peut-être pas, juste mon âme à moi, parce que je ne sais pas lire les lignes de la main, je ne sais pas ce que l’avenir nous réserve. J’aimerais bien savoir si notre histoire finit bien, si on sera heureux toi et moi. Mon âme à moi, elle y croit même si elle ne sait pas. Et la tienne, elle dit quoi ?
La tienne est fatiguée de tous ces lâches, ces menteurs, ces voleurs. Elle est perdue, elle ne sait plus s’il faut encore croire. Elle est convaincue que tout ceci n’est qu’une vaste imposture. Mais quoi donc ? La vie ? Le monde autour de soi ? L’amour ? La famille ? C’est quoi l’imposture ? C’est tout ça à la fois ou pas ? L’imposture c’est le fait de ne pas avoir de posture, c’est ça ? Alors tiens-toi droit, lève-toi et marche ! Tu n’es pas mort, je n’y crois pas. Ton cœur bat, peut-être même aussi pour moi. On ira à Pretoria toi et moi pour voir si c’est mieux là-bas, si on se sent plus vivants là-bas. T’es d’accord ou pas ?

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