Jean-Loup

Jean-Loup. On s’était complètement perdus de vue quand il a réapparu. On s’est tombés dessus à la Grande Galerie de l’Évolution. Je guidais un groupe ; lui visitait, seul. On n’a pas pu se prendre dans les bras tout de suite. On s’est contentés d’ouvrir grands les yeux, de se regarder fixement quelques secondes, de marquer d’une grimace notre étonnement et notre joie mêlée. Il a compris qu’il pouvait s’immiscer dans le groupe et qu’on se parlerait à la fin de la visite. J’avais peur qu’il doive partir, et à tout instant je vérifiais sa présence. Je me demandais comment lui glisser ma carte sans que personne ne voit rien. Mon groupe ne se serait aperçu de rien ; ce sont des personnes que je soutiens dans leur maladie en leur proposant des activités culturelles. Ils sont tous atteints de syndromes neurodégénératifs, à des stades plus ou moins avancés. J’aime leur montrer les dinosaures et les sensibiliser sur le temps qui passe. Même s’ils paraissent dans la brume, je suis persuadée que petit à petit il se passe quelque chose. Longtemps après ce jour, Jean-Loup m’a raconté comme il les avait observés, ces vieux enfants aux cheveux blancs, suçotant des pastilles à la menthe en se grattant le nez. Il avait tout son temps, et tant mieux. Quand le groupe s’est dispersé, on a erré encore un moment dans la Grande Galerie. On a parlé de la vie. Il était venu à Paris pour prendre du recul. Se rapprocher des siens n’avait alors plus le sens que ça avait eu trente ans plus tôt. Il regardait beaucoup à travers  les hautes vitres, en me parlant. Je me suis souvenu de son goût pour les fleurs. Le Jardin des Plantes regorgeait de pivoines et d’iris, il était subjugué.

C’est une rencontre importante que nous avons faite lui et moi ce jour-là. Pour lui, le moment de rebondir. Pour moi, de réfléchir. Le jour où j’ai appris sa mort, cette journée m’est revenue en mémoire. Je ne sais pas bien l’expliquer.

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2 réponses à Jean-Loup

  1. Thierry dit :

    Jean-Loup, je le connais. Je l’ai bien connu. Nous avons vécu ensemble 25 ans.
    Longtemps, j’ai été jaloux de lui. Je pensais qu’il était plus aimé que moi, & j’en souffrais.

    Puis, avec le temps, nous nous sommes retrouvés sur les mêmes chemins. Il pensait très fort qu’il était possible de cueillir les étoiles pour en faire un lit de lumière pour nous tous. Il faut se rappeler que c’était un temps où, sur les murs de Paris, on écrivait : « Soyons raisonnable, demandons l’impossible ». A force de se jeter à corps perdu dans ce voyage là, il se retrouva de plus en plus seul ; même moi, je ne parvins plus à le suivre & l’accompagner sur ces sentiers, abruptes & exigeants.

    Jean-Loup s’est éloigné, telle un fanal que l’on suit dans la nuit, de plus en plus lointain, ténu. Et puis qui disparaît. Jean-Loup, mon frère, m’a laissé seul, nous a laissé seul, désespérés & coupables, dans sa nuit sans aube.

    Cécile, ton texte très beau & sa fin (dont je connais l’histoire) ont ramené de la lumière sur ce passé, à la fois lointain & pourtant si présent. Merci d’avoir donné une densité si vivante à ce qui m’apparait parfois comme un souvenir.

    • Cécile C dit :

      Thierry,
      Merci pour ce commentaire, cet éclairage. Je ne savais rien de Jean-Loup, ton frère, en écrivant ce texte. J’ai inventé un autre Jean-Loup. Un personnage qui apparaît, qui revient de loin, disparaîtra. Ce sont ces résonances parfois stupéfiantes qui font l’intérêt des ateliers d’écriture. Nos sensibilités se répondent sans même le savoir.

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