Toute la pluie tombe sur moi

– Pourriez-vous m’indiquer le chemin ?
– Oui, bien sûr. Pour aller tout droit, c’est tout droit.
– Ah, vous me sauvez la vie. Merci, bonne journée.
Il était chaudement vêtu, un peu trop car les températures étaient un peu plus clémentes ce matin. Dans le bus, il avait eu un gros coup de chaud. Un vrai hammam avec le chauffage mis à fond, les vitres tellement embuées que des gouttes d’eau perlaient. Ça donnait l’impression étrange que le bus ou du moins ses fenêtres pleuraient.
Bien des fois, elle et lui s’étaient croisés dans le bus sans se regarder, jusqu’à ce jour. Ce jour sec à l’extérieur et tellement moite à l’intérieur. Comme souvent dans les transports, la promiscuité n’implique pas d’intimité. C’est très étonnant d’être aussi proche des gens, sentir leur coude s’enfoncer dans notre flanc. On touche, on frôle. On sent le parfum ou l’haleine du matin de son voisin.
Tu le connais celui qui voyage à côté de toi ? Il a tenté une approche : vous savez, ça fait plus d’un an qu’on fait le même trajet tous les matins. Tentative vaine et vouée à l’échec même si c’est soi-disant le destin, comme il dit.
En ce jour sec, ils se remémoraient les rencontres improbables de leur vie. Pas moyen aujourd’hui de voire la ville défiler en regardant par la fenêtre. L’échappatoire ne pouvait être qu’intérieure. La moiteur environnante, les larmes du bus faisaient monter en eux une certaine mélancolie. Ils auraient préféré être à mille lieues d’ici. Ils regrettaient l’enveloppement douillet de leur couette avant la sonnerie du réveil, ils regrettaient aussi l’écoulement à la fois dynamique et doux de la douche, ils regrettaient l’odeur du café chaud. Pourquoi s’étaient-ils levés ce matin ? Pourquoi s’infligeaient-ils encore des matins comme ceux-là, loin de toute paix, loin de toute sérénité. Leurs yeux regardaient dans le vide. Ils dormaient les yeux ouverts et, pour tenir encore un matin, un matin pour rien, ils laissèrent filer devant eux les images des mille lieux qu’ils souhaitaient visiter un jour.
Bien au-delà des sept merveilles du monde, ils se prenaient à lister mentalement les endroits, les décors, les détails de décor qu’ils aimeraient vivre. La question qu’ils se posaient prenait forme : tout ce dont je rêve sera-t-il un jour sur mon chemin ?
Le bus freina un peu brusquement au feu rouge, les ramenant à l’instant présent, au bus bondé, aux larmes du bus. C’est à ce moment précis que leurs regards se sont croisés.
Elle appuya sur le bouton «arrêt demandé ». Lui n’avait pas bougé. Elle repensa à sa famille, aux conseils prodigués par les uns, les autres. Ils savent de toute façon toujours mieux qu’elle. Ils la considéraient encore aujourd’hui comme un bébé de quinze jours à qui il faut tout apprendre, tout enseigner. Elle n’était pas devenue un rugbyman de cent kilos comme son frère, alors on la voyait fragile, petite, chétive et surtout naïve.
Elle avait eu des leçons de vie, les plus rigolotes étant celles reçues les soirs où l’ivresse donnait de la gaieté à la tablée. Les langues se délient quand le ventre est bien rempli et les bouteilles bien vidées. Elle avait observé l’alcool rieur, l’alcool dormeur et l’alcool vindicateur.
Le bus s’arrêta, les portes battantes s’ouvrirent. Bousculade de gens, de poussettes pour s’échapper du bus et prendre l’air.
Enfin dehors, elle fut surprise par le temps. La moiteur avait fait place à une humidité plutôt fraîche. Elle avait quitté un bus en pleurs pour se retrouver sous une pluie qui faisait des claquettes. Elle entendait Fred Astaire. Sa journée avait commencé et surtout, elle pourrait continuer. Elle aimait le bruit de la pluie. Elle aimait l’odeur du béton mouillé. Quand elle était triste, elle disait que le ciel pleurait pour elle. Mais aujourd’hui, quand elle descendit du bus, elle entendit toute la musique d’une pluie qui se réveille, qui s’annonce et se révèle. Un vrai concerto allegro fortissimo qui cogne sur les voitures, qui tape dans les flaques.
Les gens autour d’elle étaient pris de panique. Vite trouver un abri. Pourquoi aller vite ? se dit-elle. De toute façon, elle avait oublié son parapluie, de toute façon, elle aimait la pluie, surtout aujourd’hui.
Il avait essuyé de son poing la fenêtre embuée pour la regarder une dernière fois. Leurs regards s’étaient croisés à peine quelques secondes mais il avait la douce sensation qu’ils avaient échangé bien plus qu’un regard. Ils avaient échangé leur quotidien, leur liste de lieux et de choses à voir. Avec ce regard, ils s’étaient tout dit.
Il la regardait prendre la pluie, comme on accueille un cadeau venu du ciel, avec le sourire. En la voyant ravie, il avait rajouté à sa liste : prendre la pluie.
Le bus repartit piano, piano quand le feu passa au vert. Il la garda dans son champ de vision le plus longtemps possible, comme quand il était petit. C’était un jeu avec son frère : combien de temps allaient-ils pouvoir voir la boîte aux lettres jaune du coin de la rue ?
Quand ils rentraient de vacances, le jeu consistait à faire des coucous, à travers le pare-brise, à leur mamie qui envoyait des bisous, des signes de la main, les yeux plein de larmes. Ils essayaient de la consoler avec ce jeu parce qu’elle leur disait, à chaque départ, « j’espère être encore là à votre prochaine visite ». Sa mamie était là, chaque été, depuis des années, à leur dire à tous les deux : qu’est-ce que vous avez grandi ! Et puis, l’hiver dernier, elle est partie dans son sommeil en lui envoyant un dernier baiser.
Il avait rêvé d’elle cette nuit-là. A son réveil, il savait qu’elle n’était plus là. Depuis, il écoutait ses rêves. Il ne les comprenait pas toujours mais, un jour, ils avaient du sens. Il aimait quand il rêvait de sa grand-mère parce qu’il se réveillait toujours avec le sourire le matin.
Le bus tourna à gauche. Il ne la vit plus sous la pluie. Ses rêveries furent interrompues par son voisin. Il lui jeta un regard noir que l’autre ne sentit même pas. Pourquoi tousser quand il faudrait le silence ?
Le voisin lança la symphonie de quintes de toux. Tout le bus se mit à trembler, à éternuer, à moucher, à être malade. Il appuya sur le bouton « arrêt demandé ». Hors de question de rester une minute de plus, une minute de trop. Le bus s’arrêta. Les portes battantes s’ouvrirent. La pluie s’était arrêtée.
Déçu, il se lança un défi. Ce soir, il rentrerait à pied, surtout s’il pleut. Ça lui prendra le temps qu’il faudra, il se perdra peut-être en chemin. A l’idée de se perdre, il sourit et repensa à une anecdote familiale, lorsque les grands expliquent la vie aux petits. Son oncle, qui ne conduisait jamais sans GPS, leur avait dit d’un ton solennel : « Mes petits, si un jour vous vous perdez, marchez tout droit, c’est le meilleur moyen de retrouver son chemin ! »
Ils l’avaient tous regardé avec des yeux ronds et, à peine était-il sorti de la chambre, ils avaient éclaté de rire. Quel phénomène ce tonton ! Ils avaient ensuite joué à cache-cache, à des jeux de société, mangé du gâteau au chocolat.
Il passa sa journée à penser à son chemin du soir. Il avait hésité à regarder les plans sur Internet. Il s’était ravisé en se disant qu’il valait mieux se fier à sa première intuition. Il irait à droite, à gauche et tout droit quand il aurait l’impression d’être un peu perdu.
Il espérait aussi voir la pluie tomber ce soir. La pluie brouille un peu la vue, elle nous fait percevoir les choses un peu différemment. Il aimait bien l’idée. Dans sa liste de choses à voir, dans sa liste de détails de décor, il y avait : voir l’eau qui coule vers les égouts. Il y avait aussi : sentir la goutte se poser sur sa main, comme elle se poserait sur une feuille verte, et la voir espérer vivre quelques instants encore.
Le soir, il partit seul à travers les rues. Il pleuvait comme il l’avait souhaité. Au détour d’une impasse, son regard croisa le sien. Elle demanda : Pourriez-vous l’indiquer le chemin ? C’est tout droit, répondit-il. Ils restèrent ensemble, sous la pluie, jusqu’à l’aube.

Ce contenu a été publié dans Atelier Petits papiers. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

Laisser un commentaire