3,14 amis

Pierre avait toujours été un solitaire. Tout petit déjà, il ne se mêlait pas aux autres : leur agitation criarde l’effrayait et il ne savait pas comment se lier d’amitié avec eux. Plus tard, en grandissant, sa passion l’avait encore un peu plus isolé de ses contemporains. Il adorait les nombres : chaque action de sa vie était prétexte à compter et considérer que chaque étape du lever au coucher pouvait être chiffrée contribuait à cadrer son existence, la définir, bref le rassurait. Ainsi, dans son appartement de 42 m², il effectuait 7 pas du lit à la cuisine. Le café passait en 4 minutes 32 secondes, ce qui lui laissait amplement le temps de se débarbouiller. Un peu plus de temps était nécessaire pour s’habiller : il prenait grand soin de son apparence. Après avoir choisi parmi ses 32 paires de chaussettes assorties, ses 28 caleçons, et 15 maillots de corps le linge de base, il pouvait s’atteler au choix de la tenue du jour. Il ne possédait pas moins de 17 costumes et 25 cravates assorties, sans parler des 30 chemises. La touche finale était déterminante et ses 52 pochettes de soie le trouvaient chaque matin dans une indécision agitée.

 

Pierre, une fois vêtu, débutait sa journée à pas comptés. Il aimait descendre les 3 étages et 42 marches de son immeuble pour se rendre au bar. Etant taciturne, ses amis étaient également comptés : 3,14 exactement. Parmi lesquels, figurait le serveur : « Bonjour » c’était l’unique mot qu’il lui avait adressé depuis son installation dans l’immeuble et on pouvait penser que depuis les 1233 matins qu’il était venu, tous ces « bonjour » pouvaient constituer une conversation, ce qui équivalait pour Pierre à une amitié, ne sachant se figurer le contenu exact de celle-ci.

 

Sur le même type d’échange, Pierre considérait même que sa seconde amie, madame la boulangère, dépassait en soi l’amitié qui le liait au serveur dans la mesure où l’échange avec celle-ci se révélait surnuméraire en mots : « Bonjour, une-baguette-s’il-vous-plaît ». Cependant, avare de réponse, cette dernière n’était pas particulièrement sympathique à Pierre. Là où il considérait que le nombre de mots pouvait figurer un échange plus important -et donc une meilleure classification-, l’étrange sensation d’inimitié qu’elle lui inspirait la dégradait d’office. Aussi madame la boulangère se voyait-elle considérer comme « 1 », purement et simplement.  Cela fixait à 2 le nombre d’amis de Pierre, un chiffre rond, sans virgule, tel qu’il les aimait. Un matin cependant, le compte changea.

 

Tout d’abord, le nombre de pas qu’il dut accomplir pour descendre au bar fut différent : en effet, des travaux avait débuté dans la rue et contraignait les piétons à traverser. Cette légère déviation augmentait donc le nombre de pas habituel, ce qui perturba Pierre. Il n’en lança pas moins son traditionnel « Bonjour » au serveur, qui lui apporta, sans qu’il eut à lui demander, le café qu’il lui servait tous les matins. Ce rituel rassura Pierre, qui ne vit pas s’approcher de lui un vieux monsieur.  « Bonjour » lui lança celui-ci. Pierre d’un naturel méfiant, marqua un silence avant de lui répondre, sur le même ton : « Bonjour ». Le compte fut simple : cela fixait ses amis au nombre de 3.

 

La conversation s’arrêta là. Le vieux monsieur sortit un jeu de dominos, et ils se mirent à jouer : l’alignement des dominos et surtout le compte des points happèrent littéralement l’attention de Pierre et ils jouèrent ainsi, en silence, une bonne partie de la journée. Lorsqu’ils se quittèrent, c’est à peine s’ils échangèrent quelques mots : « au revoir, à demain » lui dit le vieux Monsieur. La réponse de Pierre jaillit spontanément : « à demain » répondit-il, surpris de sa propre audace. Cette promesse de se revoir, qui n’avait jusqu’à présent jamais été verbalisée -même avec le serveur- bouleversa la perspective de Pierre. Il dut se rendre à l’évidence : cela comptait bien au-delà du simple « 1 ». Dans l’attente fiévreuse de la concrétisation de cette amitié naissante, il considéra qu’en l’état des choses, son nombre d’amis s’élevait à 3,14.

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