La conversation la plus longue de sa vie

Paul était une personne très taciturne. Tout bébé déjà, il était très calme et réservé. Il fit son premier sourire très tard. Il regardait avec de grands yeux le monde s’agiter autour de lui. Parfois avec étonnement, parfois dans une douce somnolence, il battait des paupières, arrachant à ses parents ou qui se penchait sur lui à ce moment-là des gloussements de ravissement. Par la suite, ce regard impénétrable lui conféra un certain charisme. Son côté taiseux, cependant, faisait de lui une personne difficilement abordable. Adresser la parole à des inconnus, même dans les choses les plus simples de la vie, était pour lui une épreuve. Ainsi, il n’aimait pas faire les courses. « Une baguette, s’il vous plaît » passait encore mais au-delà, toute cette somme de paroles à élaborer -sans compter l’attente de l’interlocuteur en face de lui- lui paraissant une épreuve insurmontable.

 

Ce jour-là, cependant, aucune échappatoire possible : le frigo était vide et le pain fini depuis longtemps. Au moins, au supermarché, il passerait à la caisse automatique : pas besoin de faire de grands discours à la machine. Il saisit sa veste et sortit d’un pas résolu. Il s’aperçut alors qu’il avait oublié son parapluie. Il s’en rendit compte tardivement, lorsque les premières gouttes de l’averse qui débutait s’écrasèrent sur le sommet de son crâne. Trop tard pour faire demi-tour. Il chercha un abri du regard. Soudain, une vitrine s’illumina. Bousculé par la violence de l’orage, il poussa la porte de la boutique.

 

Saisi par sa propre audace, il se figea dans l’immobilité la plus parfaite, espérant au plus profond de lui que personne ne remarquerait sa présence. La lumière l’aveugla un instant, si bien qu’il ne comprit pas immédiatement où il se trouvait. Il suffisait pourtant de balayer le lieu d’un seul regard pour saisir la cocasserie du destin. Bien que n’ayant grand besoin des services du lieu en raison d’une calvitie toujours plus avancée, Paul venait bel et bien de pousser la porte d’un salon de coiffure. Un « Bonjour Monsieur », gai et sonore, provenant du fond de la salle, vint anéantir tout espoir d’anonymat.

 

« Quel temps n’est-ce pas ? » s’exclama Tiffanie en s’avançant vers son premier client de l’après-midi. « C’est pour une coupe ? » Pris au dépourvu, Paul opina du chef. Après tout, pourquoi pas ? Quelques coups de ciseaux lui couteraient bien moins chers qu’un long discours. Ravi de cette économie de mots à peu de frais, il attendit la suite.

 

Tiffanie avait l’habitude de ce type de client : pressé, il souhaitait avant tout un service rapide, certes, mais bien fait. Aussi ne se formalisa-t-elle pas de l’absence de réponse sonore et entreprit de mettre en œuvre ses meilleurs soins : elle décida de lui faire un shampoing avec massage du cuir chevelu. La proximité physique qu’engendrait ce type de soins permettait à Tiffanie de mieux cerner la personnalité des gens : certains s’abandonnaient totalement à ses mains expertes, d’autre parlaient pour dissiper la gêne que leur procurait un tel contact, d’autres encore résistaient et ceux-là, souvent, se plaignaient de la température de l’eau.  Espérant secrètement que Paul n’appartienne pas à cette dernière catégorie, Tiffanie l’invita à prendre place au bac, non sans l’avoir aidé à enfiler une blouse.

 

Ce geste, pourtant répété des millions de fois, arriva peu naturel aux mains de Tiffanie. Elle dut s’y reprendre à plusieurs fois afin de fermer correctement la blouse. Cette gaucherie toute nouvelle l’agaça : « un nouveau client, ce n’est pas le moment ! » pensa-t-elle en son for intérieur. Les gestes désordonnés de ses mains lui permirent néanmoins d’observer de près ce nouveau client. Un sentiment indéfinissable l’envahit. Chassant son trouble, elle fit assoir Paul, contourna le fauteuil, et entreprit de régler la température de l’eau.

 

Paul ne remarqua rien : il était ravi de se laisser faire -sans devoir prononcer un mot- et se sentait porté par un rituel bien rodé. Etrangement, tout lui semblait naturel, fluide, comme établi, comme s’il devait être là aujourd’hui. Sans y prendre garde, il pencha la tête au-dessus du bac et attendit. Soudain, il reçut comme un choc électrique. Il ne sut dire s’il s’agissait du contact de l’eau, la chaleur ou autre chose, mais il fut parcouru d’un long frisson. Sous la violence du choc, il ouvrit grand les yeux. Son regard rencontra celui de Tiffanie. Comme hypnotisé, il la fixa tout le temps où ses doigts parcouraient sa tête. Paul réalisa ainsi la chose la plus insensée de son existence : il tint la conversation la plus longue de sa vie -soit 10 minutes- sans prononcer le moindre mot.

Ce contenu a été publié dans Atelier Papillon. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.