Blêmir

Ils avaient été prévenus. On leur avait chuchoté dans le creux de l’oreille. On leur avait annoncé à travers les mégaphones placés à côté des lampadaires à travers les villes, les campagnes. Tous avaient entendu du haut de leur gratte-ciel et même dans leur cave. Était-ce une menace ? Était-ce une prédiction ? Nul ne le savait. Ce qu’ils entendaient depuis des heures, quelques jours déjà les faisait tous réfléchir. Ils se regardaient dans le blanc des yeux espérant y trouver une réponse. Quelle qu’elle soit mais une réponse tout de même.
La voix, ni masculine, ni féminine, résonnait dans leur tête et comme un écho leur répétait sans cesse : « Ils aimeront blêmir ».
Qui étaient-ils ? Que voulaient-ils ? Et plus encore que voulaient-ils dire ? Personne ne comprenait la signification de cette affirmation. Certains restaient assis pendant des heures à regarder les passants ou le visage dans leurs mains comme dans une prière. D’autres couraient d’une rue à l’autre, d’une ville à l’autre comme des colporteurs. Tous recherchaient une chose bien précise : une réponse.
Personne n’avait encore bien saisi que cette phrase appelait plusieurs questions et donc, cela va sans dire, des réponses différentes. Personne n’avait non plus saisi qu’à une même question, il pouvait y avoir plusieurs réponses. Prendront-ils la mouche quand ils s’en rendront compte ? Ils n’en étaient pas encore là, toujours perdus dans cet écho qui ne cessait de rebondir.
Pourtant, dans ce chaos de vie ou dans cette vie de chaos ou dans ni l’un ni l’autre, les voleuses s’accrochaient. Pour s’en sortir, elles avaient bouché leurs oreilles et gardé leurs mains propres, lavées, crémées pour pouvoir bien les glisser dans les poches de veston, dans les sacs à main brouillon.
Les élèves désertaient l’école. Qu’avaient-ils vraiment à apprendre puisque tout était dit désormais : « Ils aimeront blêmir ». En attendant, ils jouaient, sautaient, tournaient pour garder des couleurs sur leurs joues. En jouant à cache-cache, Noémie entendit une curieuse question. Appuyé sur le chambranle de son magasin de quartier, l’épicier se grattait la tête et répétait : « Les paysans moisissent-ils ? » Du fond de la boutique, Noémie devina une autre voix répondre : « Tu délires ». L’épicier se questionnait encore et lança : « S’ils moisissent, on n’aura plus rien à vendre ici non plus ! ». Il tenait sa vérité et sa vérité tenait dans ce tourbillon de questions sans réponse.
– Trouvée !
Noémie sursauta. Tom était arrivé tout sourire.
– C’est toi qui comptes. Et c’est à mon tour de me cacher. Au fait, j’voudrais pas dire mais tu t’es pas foulée pour ta cachette.
– Attends, Tom, écoute.
– Non, non, non, Noémie, j’en ai marre d’écouter. Je veux jouer.
– Tom, sérieusement, écoute l’épicier, il a pété un boulon.
– Et ?
– Écoute.
– Noémie, il répète toujours la même chose. Tu crois qu’il nous filera quand même des bonbons gratos ?
– Mais oui, t’inquiète. C’est quand même bizarre, tu trouves pas ?
– Quoi ?
– Ben, tous ces adultes en ce moment.
– C’est vrai, mes parents sont hyper flippés. J’ai dû me faufiler pour sortir jouer avec toi.
– Ouais, je sais, chez moi aussi c’est bizarre. Ma mère m’a même dit de ne pas mettre de crème solaire.
– Ah ouais ? Pourquoi ?
– Chais pas, elle m’a juste dit : « pour ne pas blêmir, mon chat, pour ne pas blêmir. »
– Super chelou, ta mère.
– Ouais, et maintenant c’est l’épicier qui dit n’importe quoi !
– Noémie ?
– Oui.
– J’ai une idée.
– Vas-y, j’t’écoute.
– On devrait enquêter. C’est sérieux comme affaire. Je vais chercher mon carnet et un stylo.
– Tu sais, on peut utiliser nos téléphones aussi.
– Ouais t’as raison. Mais deux précautions valent mieux qu’une, au cas où on aurait un problème de batterie.
– Je vais sonner à ta porte pour distraire tes parents le temps que tu récupères le matériel de détective. Tu penses à prendre la loupe, la poudre pour relever les empreintes et tout et tout.
– Bien sûr, Noémie, on est pro ou on ne l’est pas.
Un quart d’heure après, Noémie et Tom chaussés de lunettes sans verre pour faire plus sérieux commencèrent leur enquête.
Ils aimeront blêmir. Ils aimeront blêmir. Ils aimeront blêmir. Cours de grammaire, de conjugaison et de vocabulaire. Trouvez-moi le sujet. Le verbe.
Alicia lève le doigt.
– Alicia ?
– Le sujet c’est ils.
– Mais qui sont-ils ?
– Ben, ils, troisième personne du pluriel. On ne sait pas si ce ne sont que des hommes, parce que le masculin l’emporte sur le féminin. On ne sait d’ailleurs pas s’il s’agit bien de personnes ce « ils ».
– Très bien, Alicia, très bien. Ça ne nous rassure pas tout ça.
– Oui, Gaëtan.
– Et le verbe, c’est aimer, c’est plutôt cool comme verbe. Sauf que c’est au futur. Au futur de l’indicatif. Certes, ça laisse espérer que ça va vraiment arriver. Mais, Madame, le futur est incertain. Enfin, c’est dans mon manga que c’est écrit.
C’est cool, j’ai réussi mon pari, Timothée, j’ai placé la bulle page 52 du manga pendant le cours, chuchota Gaëtan à son voisin. Tu me dois deux bonbecs !
– C’est bien Gaëtan, aimer au futur de l’indicatif. Je vois que vous révisez tous bien vos leçons. C’est bien. C’est beau. Comme le verbe aimer mais au futur.
– Madame ?
– Oui, Simon.
– Je ne comprends pas pourquoi on aimerait blêmir. Peut-être parce que je ne comprends pas trop le mot blêmir.
– Ah, qui veut expliquer à Simon ?
– Ça veut dire pâlir.
– Ça veut dire avoir peur.
– Ça veut dire perdre des couleurs.
– Perdre son souffle.
– C’est bien ce qui me semblait, Madame, ajouta Simon. Qui aime perdre ? Qui aime avoir peur ?
– Justement Simon, justement, c’est la question que tout le monde se pose.
– Madame ?
– Oui, Noémie.
– Ça peut arriver d’aimer blêmir de temps en temps, non ?
– Peut-être, Noémie, je ne sais pas. A quoi penses-tu ?
– Ben, mon grand-frère, il aime bien regarder des films d’horreur. Il aime bien avoir peur mais pour de faux parce qu’il sait que c’est un film, qu’il y a des effets spéciaux. En plus, il est musicien, il trouve toujours que c’est trop bien fait la musique de fond dans ces films, parce qu’en vrai, sans la musique, on n’aurait même pas peur.
– C’est intéressant, Noémie, c’est intéressant comme point de vue. Oui, Tom, tu voulais ajouter quelque chose ?
– Euh, oui, mais je ne sais pas si je peux vraiment, j’aurais un peu peur de rougir.
– Comme tu veux, Tom, essaie de choisir ton vocabulaire pour être à l’aise avec ce que tu souhaites dire. Ça aide parfois.
– D’accord. Alors voilà, ben moi, quand je suis amoureux, ça m’arrive de perdre tous mes moyens, de bégayer, d’avoir les mains moites, d’être maladroit mais aussi ça m’arrive d’être complètement livide. C’est une façon de blêmir aussi, non ?
– Oui, c’est vrai. C’est mignon Tom. Il y a des amoureux qui rougissent et des amoureux qui blêmissent.
– Alors, Madame, il n’y a pas de raison d’avoir peur ?
– Je ne sais pas Tom, je ne sais pas. Il faudrait peut-être remonter le temps pour savoir, voguer au-dessus des labyrinthes aussi. On trouverait peut-être la solution à nos énigmes.
– Quelles énigmes Madame ? cantonna toute la classe
– Les énigmes de la vie. Les questions qui vont qui viennent. On trouverait peut-être des solutions perchés sur un tapis flottant ou allongés sur un radeau volant.
La sonnerie retentit.
Noémie et Tom se regardèrent longuement en silence.
– Il faut qu’on se retrouve au calme, lança Noémie. On va aller dans ma cachette secrète pour mieux réfléchir. Ils commencent vraiment à dire tous n’importe quoi ces adultes.
– Noémie, tu vas me montrer ta cachette secrète ? Pour de vrai ?
– Ben oui. Mais tu le répètes pas ok ? C’est vraiment une super cachette. Impossible qu’on nous y dérange, tu vas voir.
– Trop cool !
– Tu t’inquiètes pas pour le chemin. Ça prend du temps mais c’est pas long.
Noémie et Tom se retrouvèrent dans la cachette secrète en moins de temps qu’il ne fallait. Tom, inquiet, n’avait pas du tout de souvenir du chemin emprunté. Noémie vit son désarroi mais n’en fit rien. C’était son lieu à elle, son jardin secret. Même si Tom était son amoureux depuis la petite école, elle savait que garder son jardin secret était vital pour elle. Pour détendre un peu l’atmosphère, elle lui dit :
– Tu as vu à côté, il y a la forêt.
– Oui, c’est vrai, c’est joli, c’est vert, c’est frais mais c’est quand même un grand silence qui règne ici.
– Parce qu’il n’y a que moi qui puisse entendre ici.
– Ah, trembla la voix de Tom.
– T’inquiète, on ne reste pas longtemps. Juste le temps de rassembler mes idées. Pour l’enquête tu sais.
– Oui, oui, bien sûr, l’enquête, s’enthousiasma Tom. T’as une piste parce que, de mon côté, ça part dans tous les sens et il n’y a rien de concret, rien qui fasse vraiment du sens.
– Pareil pour moi mais si ça se trouve la clef est justement là.
– Comment ça ?
– Dans tous les sens.
– Je ne comprends pas Noémie. Tu veux en venir à quoi exactement ?
– Je ne sais pas où je veux en venir. Ce que je sais, c’est que les adultes sont bloqués, tous au même endroit, enfin tous sur la même question. Une question à laquelle ils cherchent tous une réponse.
– T’as une piste alors ?
– Oui, je crois. Sortons d’ici.
– Tu entends ?
– Quoi ?
– Les murmures, les chuchotements dans l’air.
– Vaguement.
– Suivons-les. Trouvons d’où ils viennent.
Noémie et Tom se retrouvèrent au centre-ville. Encore une fois, Tom ne comprit pas le chemin qu’ils avaient pris pour revenir de la cachette de Noémie. Pour se rassurer, il lui donna la main.
– On va par où ?
– Chut, écoute.
Noémie leva la tête vers les lampadaires. Elle perçut les grésillements et des mots qui en sortaient. « Ils aimeront blêmir ». Elle s’avança, tirant Tom par la main. Tom regardait autour de lui. Il avait un peu peur que ses copains le voient avec son amoureuse. C’était son secret. Il ne l’avait même pas dit à Noémie.
Le centre-ville était vide. Les cafés fermés, les rideaux de fer cadenassés. Aucun bruit autour d’eux, seul le souffle du vent et le battement de leur cœur qu’ils entendaient chacun cogner de plus en plus fort. Et surtout, ce perpétuel sifflement de mots. Noémie indiqua le chemin en pointant son doigt vers la mer.
– Ça vient de là-bas on dirait, non ? dit-elle à voix basse.
– Allons-y, s’encouragea Tom.
Ils marchèrent d’un pas vif, parfois au milieu de la route, parfois en rasant les murs mais toujours l’oreille tendue. Plus ils s’approchèrent, plus le grésillement devint sourd et fort.
Ils cherchèrent une entrée, un passage, un moyen. Tom s’arrêta net et, d’un coup de menton, montra l’ouverture : une entrée de grotte, une crevasse entre deux roches, une faille entre deux terres. De leur kit de super détective, ils sortirent une lampe torche et s’avancèrent.
Le grésillement s’atténuait un peu mais restait diffus comme l’électricité ou la lumière. Leurs pas résonnaient, leur souffle se saccadait. Ils entendirent le roulement d’une machine, s’arrêtèrent. La peur les prenait aux tripes. Fallait-il avancer, revenir sur ses pas ? Comment percer le mystère s’il en restait là ?
Les deux soufflèrent un bon coup et se dirigèrent à pas plus lents vers le roulement. Noémie émit un cri qu’elle étouffa dans sa paume. Tom la prit dans ses bras. Allongé au sol, un homme ou une femme, ils ne savaient pas trop bien, d’un âge très très avancé, semblait inerte voire mort.
– Madame ?…Monsieur ? tenta Tom. Vous allez bien ? On peut faire quelque chose pour vous ?
Pas un mouvement, pas un bruit à part celui de la machine. Noémie donna un coup de coude à Tom.
– Regarde,…la machine…C’est écrit « générateur de pensées ». Viens voir.
Ils s’approchèrent de la machine en contournant le corps au sol. Tom jeta un œil. La personne avait l’air d’être partie depuis des heures voire quelques jours. Il trouva une couverture sur une chaise et alla la recouvrir. Noémie l’appela :
– Regarde, sur l’écran, c’est écrit « ils aimeront blêmir ». Il y a une flèche mais qui n’indique rien. On dirait que c’est bloqué.
Tom s’appuya sur la table et, par mégarde, tapa sur une touche. Sur l’écran apparut le nom de quelqu’un qu’ils ne connaissaient pas. Puis une autre phrase apparue « Nous adorions la couleur » sans destinataire non plus. Un nous, un passé simple cette fois. Encore une pensée qui amènerait des questions.
– Noémie ?
– Oui ?
– Je crois que j’ai compris.
– Moi aussi.
– C’est un générateur de pensées qui vont et viennent dans l’esprit des gens mais normalement c’est fluide, ça va, ça repart et ce n’est pas arrêté sur tout le monde en même temps, dirent-ils à l’unisson. Une pensée est éphémère, elle peut revenir mais elle passe comme les nuages dans le ciel. Il faut qu’on répare cette machine pour que les adultes aillent mieux, qu’ils ne soient pas figés dans la même pensée perpétuellement.
Noémie et Tom s’y attelèrent avec un enthousiasme d’adolescent amoureux, celui qui refait le monde et en fait un monde meilleur. « Nous faisons le poids » apparut sur l’écran à leur attention.

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