Comment rebondir ?

Elle attend l’heure de la sortie. Les minutes s’égrènent dans le silence. Elle attend l’heure de la sortie mais elle ne sait pas encore où ses pas vont la mener. Elle n’a pas de but, pas d’envie. Elle ne veut surtout pas aller rendre visite à ses bonnes amies qui ne manqueront pas de s’apitoyer sur son sort, qui larmoieront sur son manque de chance. Mais qu’est-ce qu’elles savent de sa vie, de ce qu’elle ressent aujourd’hui ? Oui, la voilà veuve depuis maintenant un mois, un choc pour tout le monde et en particulier pour elle. Il était grand, fort, certes un peu enrobé, toujours en mouvement. Quand il s’était arrêté dans l’allée du jardin, il avait semblé avoir été étonné avant de s’écrouler, fauché. Elle l’avait trouvé le soir en rentrant du travail. Il était trop tard depuis longtemps. La pluie était tombée, les feuilles de marronniers s’étaient posées sur son corps rigide tandis que des pétales de rose l’entouraient. Il aurait pu prendre le temps de s’assoir un instant, cela lui aurait peut-être permis de sentir son cœur s’affoler, sa tête enserrée mais comme d’habitude, il s’était sans doute dit, encore un petit tour de tondeuse avant de ranger les outils. Son moteur l’avait lâché sans avertissement. Enfin, c’est ce qu’elle disait car elle n’avait pas voulu savoir, refusant le verdict d’un scalpel. Cela n’aurait rien changé.

Elle regarde son sac, son manteau. Il faut vraiment y aller maintenant. L’heure de la fermeture de l’agence est passée depuis près d’une demi-heure. Elle éteint son ordinateur, enclenche le répondeur téléphonique et sort son trousseau de clés. Encore un jour où les clients ne se sont pas bousculés devant son bureau. Juste une déclaration de vol de vélo, avec un voleur de bicyclette qui laisse un bouquet de tournesols et un panier de champignons. Cela sent plutôt la blague de retraités qui parcourent les chemins de randonnées, la plaignante cachant ses cheveux blancs sous un bonnet de laine orné de fleurs tricotées au crochet. Si cela peut les amuser ! Elle éteint la lumière et s’arrête sur le trottoir, une fois la clé tournée dans la serrure. Elle aperçoit au loin les lumières du marché couvert. On est jeudi, le soir de la nocturne. Elle pense à son frigo vide, aux légumes toujours en terre dans le jardin. Elle se dirige mécaniquement vers la halle, vers le traiteur qui propose une série de plats cuisinés qui lui permettront de se restaurer sans se poser de questions. « Alors Laetitia, qu’est-ce que je te sers ce soir ? ». Sans lui répondre, elle lui montre trois plats en précisant « juste une petite barquette ». Devant son manque d’éloquence, un vague sourire se dessine sur le visage de la charcutière. « Ce sera tout ? », Laetitia secoue la tête en lui tendant sa carte bancaire. Ses achats emballés, elle prend le sac et sort du marché. Il fait frais, la lumière décline mais il est encore tôt pour se mettre à table. Elle avance lentement, ses yeux aperçoivent au bout de la rue l’éclairage du bar-tabac. Elle ne s’est jamais installée seule à une table dans un café ; évidemment, avant ils sortaient toujours tous les deux. A cette heure-ci, qu’est-ce qu’ils buvaient ? en principe un petit apéritif. Cela fait un moment qu’elle n’a pas bu d’alcool. Sans réfléchir, elle pousse la porte du bar où seul un homme accoudé au comptoir a les yeux plongés dans son verre de bière. Le serveur la regarde. Elle ne peut plus reculer. Gênée, elle va s’installer au fond de la salle faiblement éclairée, comme pour se cacher. Le serveur la suit et lui demande « qu’est-ce je vous sers ? ». Elle hésite et se jette à l’eau. « Qu’est-ce que vous avez comme vin blanc, pas trop sec ? ». « Pas trop sec, lui répond le serveur, j’ai un petit Bergerac, il est pas mal ». D’accord lui dit Laetitia, ayant hâte qu’il retourne à son comptoir. Le serveur insiste « je vous mets des petites choses à grignoter ? ». « Oui, oui, bien ». En attendant son verre, ses yeux font le tour de la salle pendant que le buveur de bière relève la tête et l’observe. Laetitia fuit son regard et se plonge dans l’inspection des tableaux accrochés aux murs, des dessins de rues, de villes qu’elle ne connaît pas. C’est étrange, on dirait que certains représentent des immeubles en mouvement, prêts à sortir du cadre. C’est la première fois qu’elle voit çà. Elle ne connaît que des peintures de paysages de campagnes ou de mer, de bouquets de fleurs, voire des portraits, comme ceux accrochés dans sa maison. Le serveur revient avec sa consommation et claironne « c’est la soirée des solitaires aujourd’hui ! ». Content de sa sortie, il repasse derrière son comptoir qu’il essuie avec son torchon. Laetitia contemple son verre et grignote un bretzel. Le buveur de bière continue de la fixer, va-t-il réagir à la remarque du serveur ? Il hésite et s’absorbe à nouveau dans son verre. Le serveur est déçu. Il refait une tentative pour lancer la conversation. « Vous avez vu, j’ai des jeux. Vous pouvez faire fortune, petite ou grande. Jouer et gagner, c’est sans risque, juste quelques euros ». Dans le miroir qui fait face au buveur de bière, Laetitia voit celui-ci faire la grimace. Les jeux de grattage n’ont pas l’air de l’intéresser mais son visage paraît s’animer un peu comme si une étincelle de vie s’était allumée en lui, quelque part. Laetitia que le vin blanc réchauffe, suit maintenant le fil d’une conversation sans mots. Dans le café, les solitaires sont maintenant éveillés mais quelles paroles peuvent bien échanger deux quinquagénaires non accompagnés ? Laetitia n’en sait rien mais elle s’en fiche. Il fait chaud dans le bar, elle se sent maintenant détendue, le barman peut dire ce qu’il veut, le buveur de bière la scruter, l’ignorer, parler…. Elle profite du moment et de ce léger frémissement dans l’atmosphère, c’est toujours mieux que le silence de sa maison. Le buveur de bière relève à nouveau la tête et montre du menton les tableaux accrochés aux murs, tout en disant « c’est moi ». Laetitia avale une gorgée pour se donner une contenance et lui renvoie un « oh, c’est vous qui avez fait ces dessins, c’est intéressant. Je me suis demandé quelles villes vous avaient servi de modèle ». « Ce ne sont pas des villes en particulier, lui répond le dessinateur buveur de bière, c’est plutôt un assemblage de souvenirs de villes où je suis passé. Vous savez dans toutes les villes, dans toutes les régions, vous avez des immeubles neufs ou anciens qui marquent l’imagination. Comme s’ils voulaient vous dire qu’ils ne sont pas à leur place là où on les a construits, un peu comme les hommes qui ne choisissent pas leur lieu de vie ». Etonné de ses propres paroles, le dessinateur buveur de bière s’interrompt comme s’il en avait trop dit sur lui-même à cette inconnue. Pour rompre le silence, Laetitia lui demande « vous ne signez pas vos tableaux, je ne vois rien ». Il secoue la tête « oui/non, je laisse juste un petit signe, là, en bas, à gauche ». Joignant le geste à la parole, il se décolle du comptoir et s’approche du tableau le plus proche d’elle. Il se balance maintenant sur ses deux pieds, hésitant entre reprendre sa place au comptoir ou s’assoir à une table près d’elle. Il n’a pas le prétexte de s’éloigner pour reprendre son verre vu qu’il le tient à la main mais s’installer à côté d’elle, cela signifie qu’il va falloir entretenir la conversation. Le serveur qui use ses verres à force de les essuyer, suit avec intérêt l’évolution de la situation. Laetitia est soulagée car, vieille France, elle estime que ce n’est pas à elle de faire les premiers pas. Le dessinateur buveur de bière ne veut pas débuter le dialogue avec des propos quelconques du style « c’est la première fois que je vous vois ici, moi je suis là tous les soirs ». Il préfère « Vous vous intéressez à la peinture ? ». Laetitia, un peu embêtée de son manque de références en la matière, esquive un peu le sujet « oui, un peu, je n’ai pas beaucoup l’occasion. Vous savez, j’ai une maison en pleine nature, près des bois, des champs, d’un étang, pour moi, c’est le plus beau des tableaux. J’aime moins les villes mais j’aime beaucoup les belles maisons anciennes, même un peu défraichies, les vieilles portes en bois, les moulures au plafond. Vous voyez ? conclut-elle, surprise de s’entendre parler aussi longtemps. Alors, ils se regardent, chacun cherchant comment rebondir après ce premier échange.

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