Au garage Lesieur

Justine arrivait tôt au garage Lesieur, et avec un plaisir autrement plus grand que celui de s’endormir après une bonne journée de travail. Le garage de Raymond Lesieur était un garage 4 étoiles. Raymond réparait les moteurs sophistiqués qui ne rugissaient plus, faisait briller les carrosseries rayées et vidangeait les conduits les plus délicats. Son mécanicien, Benoît, lui était fidèle depuis 10 ans, quand il avait commencé comme apprenti. Il aimait retrouver chaque jour au garage, l’odeur de l’essence et de l’huile de moteur, et travailler sur les plus beaux modèles de voitures, que les clients fortunés du quartier déposaient pour réparation. Parfois, la voiture avait trois fois rien, mais Raymond et Benoît avaient à cœur de rassurer les conducteurs qui arrivaient blêmes, en disant : « Je ne sais pas ce qui se passe, Monsieur Raymond, elle toussote depuis hier, et pourtant, j’ai fait comme vous m’avez dit, j’y vais doucement sur l’accélérateur. » « Ne vous inquiétez pas Monsieur Martin, je vais regarder.  Pendant ce temps, prenez donc un café. »
Justine regardait avec un sourire tendre les pieds de Raymond qui dépassait de dessous la voiture. Elle préparait un café pour le client et lui parlait de la pluie et du beau temps, pendant qu’il goutait aux mendiants qu’elle avait préparés la veille au soir, après sa journée de travail.
Justine était arrivée deux ans plus tôt. Elle était envoyée par Pôle Emploi. Raymond avait besoin d’une secrétaire comptable, il ne pouvait plus tout faire lui-même depuis que le garage marchait si bien. Au début, elle avait hésité. Elle n’aimait pas trop l’odeur de l’essence, elle, et puis, mon Dieu ! Ces tâches de graisse partout ! Pourtant, au fil des jours, puis des semaines et des mois, elle s’était habituée. Et elle avait besoin de ce travail. Monsieur Raymond était gentil (« Justine, arrêtez de m’appeler Monsieur Raymond, dites Raymond tout court ! »). D’abord, elle avait rangé le bureau, classé les factures, organisé des dossiers suspendus par client et par fournisseur. Elle avait accroché des petits rideaux à la vitre qui séparait le bureau de l’atelier. Comme ça, quand les dames des clients les accompagnaient, elles pouvaient attendre dans un joli décor que ces messieurs aient fini leurs discussions mécaniques. Elle avait retiré les calendriers Pirelli, et là, Raymond et Benoît avaient un peu tiqué, parce que, bon. « Vous voyez bien que ce n’est pas le style de la clientèle, Monsieur Raymond ! » Et Raymond et Benoît avaient bien dû admettre que le calendrier de Sempé convenait mieux.
Quand il arrivait le matin, Raymond s’étonnait toujours que le bureau sente aussi bon. Surtout le mercredi, quand Justine avait acheté des fleurs au marché : des pivoines au printemps, des roses en été, des chrysanthèmes en automne et des jacinthes en hiver. C’était peu de chose, mais ça le faisait se sentir tellement bien.  En silence, il faisait une petite prière pour avoir la joie de voir Justine encore beaucoup de matins.

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