Il n’y avait plus lieu d’allumer la lanterne principale. Les 30 joueurs étaient sortis du terrain. Seuls des filets de lumière, tels des lucioles, étaient visibles dans les gradins.
3 arbitres, tout ne noir vêtus, cherchaient.
– 1… 2… 3… On regarde !
– Rien !
– 1… 2… 3… On regarde !
– Toujours rien !
Adrien, le ballon sous le bras, les observait d’un air goguenard. Quelle bande d’abrutis ! Du haut de ses 2m08 et lourd de plus de 130 kg, il valait mieux être son copain que son ennemi. De plus, il traînait une épaisse réputation de jalousie maladie. En cas d’essai de l’adversaire, il tenait à remettre lui-même la balle en jeu.
Le nouveau, Étienne, n’avait pas été initié au règlement intérieur du vestiaire. Et ses oreilles ont pris cher. Les gars lui avaient dit, pourtant :
– Bande-toi la tête ! Sinon, ta copine ne te reconnaîtra pas après le match.
Étienne tenait à son look, et s’enrubanner de chatterton… très peu pour lui ! 80 minutes plus tard, 3 arbitres sont en quête de morceaux d’oreille qu’Adrien a arrachés. Le colosse répète :
– Il aurait pas dû me prendre le ballon. L’ovale, c’est moi !!!
L’entraîneur désespéré ne sait que faire de ses 2 joueurs ; sa brute et son débutant aux oreilles déchirées. On promet des sutures discrètes, qu’il n’y aura pas des esgourdes en forme d’artichaut ni de chou-fleur. Au bout de 3/4 d’heures, 1 cri transperce la nuit.
– Droit devant !
Les secours accourent avec des sachets emplis de glaçons. C’est une oreille quasi entière qui attend, sagement, sur le banc. Place 47.
– Ah ! Enfin ! soupire-t-elle. Je manque sans doute à quelqu’un.
Un des soigneurs se gratte la tête.
– Z’êtes sûrs que c’est l’oreille du nouveau ? On n’avait pas dit qu’il manquait seulement des bouts ?
– Fais pas ton difficile, réplique l’entraîneur. Une oreille complète, c’est plus facile à recoudre que des miettes, non ?
– Mais… mais si elle n’est pas à lui ? Ça lui fera une drôle de tronche, non ?
– Au moins, il n’oubliera plus de se bander le crâne ! Allez ! Zou ! Monte dans l’ambulance et filez à l’hosto ! Le bloc attend de marier une tête et une oreille.
*
***
*
L’oreille était en partie verte, maculée d’herbe. Il a fallu la nettoyer avant de l’implanter sur le côté du visage d’Étienne.
Une fois l’opération achevée, la tête du jeune homme tenait dans un filet. On aurait dit un mérou, tant aimé des pêcheurs. Sur une table, bien sûr, dépecé. Parce que niveau sex appeal, un mérou, c’est pas le summum. On est d’accord.
Des jours passent, et on va retirer le filet qui retient l’oreille d’Étienne. Et là, le monde s’écroule autour de lui. De rire pour certains. De désespoir pour d’autres. L’oreille est foncée, et les murmures vibrent, vrombissent tel le bourdonnement d’un essaim à l’unisson. C’est l’oreille d’un étranger ! Question : que fait-on ? On l’enlève ? On la garde ?
Étienne est content : il a deux oreilles. Une blanche, une marron foncé. Et surtout, il entend ! Et alors ? Ailleurs, on dirait que c’est chic, que c’est stylé. Ici, on le prend pour une créature, un Frankenstein. Mais le rugbyman est adulte et il opère un choix ; il va tatouer son oreille d’origine pour qu’elle ressemble à son oreille adoptive. Contre relents racistes et marées d’injures, il tient, et quelques mois plus tard, il arbore fièrement ses deux oreilles teintées.